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mardi, 15 août 2023

Victor Hugo et le génie des énergies naturelles (eau, vent)

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Victor Hugo et le génie des énergies naturelles (eau, vent)

Nicolas Bonnal

Dans Quatre-vingt-treize, Hugo défie les hommes et leur barbarie. Il se fait le chantre en pleine guerre civile française, en pleine horreur révolutionnaire, de la sagesse, de la beauté et de la richesse de la nature.

Il décrit ainsi une promenade :

« Pendant que ceci se passait près de Tanis, le mendiant s’en était allé vers Crollon. Il s’était enfoncé dans les ravins, sous les vastes feuillées sourdes, inattentif à tout et attentif à rien, comme il l’avait dit lui-même, rêveur plutôt que pensif, car le pensif a un but et le rêveur n’en a pas, errant, rôdant, s’arrêtant, mangeant çà et là une pousse d’oseille sauvage, buvant aux sources, dressant la tête par moments à des fracas lointains, puis rentrant dans l’éblouissante fascination de la nature, offrant ses haillons au soleil, entendant peut-être le bruit des hommes, mais écoutant le chant des oiseaux. »

Bruit des hommes, chant des oiseaux. Hugo aimait Leopardi (voyez mon texte).

Hugo explique aussi que certains paysages créent du mal-être :

« En présence de certains paysages féroces, on est tenté d’exonérer l’homme et d’incriminer la création ; on sent une sourde provocation de la nature ; le désert est parfois malsain à la conscience, surtout à la conscience peu éclairée ; la conscience peut être géante, cela fait Socrate et Jésus ; elle peut être naine, cela fait Atrée et Judas. La conscience petite est vite reptile ; les futaies crépusculaires, les ronces, les épines, les marais sous les branches, sont une fatale fréquentation pour elle ; elle subit là la mystérieuse infiltration des persuasions mauvaises. »

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C’est tout le message de Tolkien (dernier écrivain romantique et magique) que l’on a là.

La nature est plus sage et plus belle. L’homme évidemment peut « dépasser » la nature. Cela fait longtemps qu’il ne le fait plus. Notez :

« Restez dans la nature. Soyez les sauvages. Otaïti est un paradis. Seulement, dans ce paradis on ne pense pas. Mieux vaudrait encore un enfer intelligent qu’un paradis bête. Mais non, point d’enfer. Soyons la société humaine. Plus grande que nature. Oui. Si vous n’ajoutez rien à la nature, pourquoi sortir de la nature ? Alors, contentez-vous du travail comme la fourmi, et du miel comme l’abeille. Restez la bête ouvrière au lieu d’être l’intelligence reine. »

Belle définition de la société idéale (« nature sublimée ») :

« Si vous ajoutez quelque chose à la nature, vous serez nécessairement plus grand qu’elle ; ajouter, c’est augmenter ; augmenter, c’est grandir. La société, c’est la nature sublimée. Je veux tout ce qui manque aux ruches, tout ce qui manque aux fourmilières, les monuments, les arts, la poésie, les héros, les génies. »

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Malgré la brutalité et l’imbécillité de l’homme, de ses guerres et de ses fabrications (comme dit Lao Tse)  la nature persiste :

« La nature est impitoyable ; elle ne consent pas à retirer ses fleurs, ses musiques, ses parfums et ses rayons devant l’abomination humaine ; elle accable l’homme du contraste de la beauté divine avec la laideur sociale ; elle ne lui fait grâce ni d’une aile de papillon ni d’un chant d’oiseau ; il faut qu’en plein meurtre, en pleine vengeance, en pleine barbarie, il subisse le regard des choses sacrées ; il ne peut se soustraire à l’immense reproche de la douceur universelle et à l’implacable sérénité de l’azur. Il faut que la difformité des lois humaines se montre toute nue au milieu de l’éblouissement éternel. L’homme brise et broie, l’homme stérilise, l’homme tue ; l’été reste l’été, le lys reste le lys, l’astre reste l’astre. »

On répète parce que c’est trop beau : « L’homme brise et broie, l’homme stérilise, l’homme tue ; l’été reste l’été, le lys reste le lys, l’astre reste l’astre. »

Il est amusant de voir d’ailleurs que la nature n’a jamais été aussi belle alors que l’homme écolo et repenti prétend à coups d’éoliennes et d’énième guerre mondiale la protéger.

Une dernière grande envolée poétique :

« Ce matin-là, jamais le ciel frais du jour levant n’avait été plus charmant. Un vent tiède remuait les bruyères, les vapeurs rampaient mollement dans les branchages, la forêt de Fougères, toute pénétrée de l’haleine qui sort des sources, fumait dans l’aube comme une vaste cassolette pleine d’encens ; le bleu du firmament, la blancheur des nuées, la claire transparence des eaux, la verdure, cette gamme harmonieuse qui va de l’aigue marine à l’émeraude, les groupes d’arbres fraternels, les nappes d’herbes, les plaines profondes, tout avait cette pureté qui est l’éternel conseil de la nature à l’homme. Au milieu de tout cela s’étalait l’affreuse impudeur humaine ; au milieu de tout cela apparaissaient la forteresse et l’échafaud, la guerre et le supplice, les deux figures de l’âge sanguinaire et de la minute sanglante ; la chouette de la nuit du passé et la chauve-souris du crépuscule de l’avenir. En présence de la création fleurie, embaumée, aimante et charmante, le ciel splendide inondait d’aurore la Tourgue et la guillotine, et semblait dire aux hommes : Regardez ce que je fais et ce que vous faites. »

L’homme brise et broie, l’homme stérilise, l’homme tue ; l’été reste l’été, le lys reste le lys, l’astre reste l’astre. »

La France de jadis…

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Enfin Hugo lance même un message sublime sur l’énergie naturelle. L’homme doit s’aider de la terre pour vivre mieux :

« Que tout homme ait une terre, et que toute terre ait un homme. Vous centuplerez le produit social. La France, à cette heure, ne donne à ses paysans que quatre jours de viande par an ; bien cultivée, elle nourrirait trois cent millions d’hommes, toute l’Europe. Utilisez la nature, cette immense auxiliaire dédaignée. Faites travailler pour vous tous les souffles de vent, toutes les chutes d’eau, tous les effluves magnétiques. Le globe a un réseau veineux souterrain ; il y a dans ce réseau une circulation prodigieuse d’eau, d’huile, de feu ; piquez la veine du globe, et faites jaillir cette eau pour vos fontaines, cette huile pour vos lampes, ce feu pour vos foyers. Réfléchissez au mouvement des vagues, au flux et reflux, au va-et-vient des marées. Qu’est-ce que l’océan ? une énorme force perdue. Comme la terre est bête ! ne pas employer l’océan ! »

 

vendredi, 11 août 2023

Une admirable lettre de Saint-Exupéry au général X: «Deux milliards d’hommes n’entendent plus que le robot»

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Une admirable lettre de Saint-Exupéry au général X: «Deux milliards d’hommes n’entendent plus que le robot»

Nicolas Bonnal

Pilote de guerre Saint-Ex est placé pour parler de la technologie ; or celle-ci anéantit le combat et le goût du combat et le voyage et le goût du voyage.

Il écrit donc dans sa lettre :

« Je viens de faire quelques vols sur « P-38 ». C’est une belle machine. J’aurais été heureux de disposer de ce cadeau-là pour mes vingt ans. Je constate avec mélancolie qu’aujourd’hui, à quarante-trois ans, après quelque six mille cinq cents heures de vol sous tous les ciels du monde, je ne puis plus trouver grand plaisir à ce jeu-là. Ce n’est plus qu’un instrument de déplacement – ici, de guerre. Si je me soumets à la vitesse et à l’altitude à un âge patriarcal pour ce métier, c’est bien plus pour ne rien refuser des emmerdements de ma génération que dans l’espoir de retrouver les satisfactions d’autrefois. Ceci est peut-être mélancolique, mais peut-être bien ne l’est pas. »

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Il a redécouvert par hasard le goût du déplacement en carriole, le goût du cheval, du mouton, des oliviers :

« Ceci est peut-être mélancolique, mais peut-être bien ne l’est pas. C’est sans doute quand j’avais vingt ans que je me trompais. En octobre 1940, de retour d’Afrique du Nord où le groupe 2-33 avait émigré, ma voiture étant remisée, exsangue, dans quelque garage poussiéreux, j’ai découvert la carriole et le cheval. Par elle, l’herbe des chemins. Les moutons et les oliviers. Ces oliviers avaient un autre rôle que celui de battre la mesure derrière les vitres à cent trente kilomètres à l’heure. Ils se montraient dans leur rythme vrai qui est de lentement fabriquer des olives. Les moutons n’avaient pas pour fin exclusive de faire tomber la moyenne. Ils redevenaient vivants. Ils faisaient de vraies crottes et fabriquaient de la vraie laine. Et l’herbe aussi avait un sens puisqu’ils la broutaient. »

Même la poussière est parfumée :

« Et je me suis senti revivre dans ce seul coin du monde où la poussière soit parfumée (je suis injuste, elle l’est en Grèce aussi comme en Provence). Et il m’a semblé que, durant toute ma vie, j’avais été un imbécile... »

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Après la tristesse devant la mécanisation du monde lui revient :

« Tout cela pour vous expliquer que cette existence grégaire au cœur d’une base américaine, ces repas expédiés debout en dix minutes, ce va-et-vient entre les monoplaces de 2600 CV dans une sorte de bâtisse abstraite où nous sommes entassés à trois par chambre, ce terrible désert humain, en un mot, n’a rien qui me caresse le cœur. Ça aussi, comme les missions sans profit ou espoir de retour de juin 1940, c’est une maladie à passer. Je suis « malade » pour un temps inconnu. Mais je ne me reconnais pas le droit de ne pas subir cette maladie. Voilà tout. Aujourd’hui, je suis profondément triste – et en profondeur. Je suis triste pour ma génération qui est vide de toute substance humaine. Qui, n’ayant connu que le bar, les mathématiques et les Bugatti comme forme de vie spirituelle, se trouve aujourd’hui dans une action strictement grégaire qui n’a plus aucune couleur. »

En trois mots il expédie son époque :

« De la tragédie grecque, l’humanité, dans sa décadence, est tombée jusqu’au théâtre de M. Louis Verneuil (on ne peut guère aller plus loin). Siècle de la publicité, du système Bedeau, des régimes totalitaires et des armées sans clairons ni drapeaux ni messe pour les morts. Je hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif. »

Ce n’est pas le même style (quelle chance nous avions tout de même), mais ce sont les thèmes de Céline et Bernanos. Saint-Ex ajoute sur la disparition spirituelle de la guerre :

« Considérez combien il intégrait d’efforts pour qu’il fût répondu à la vie spirituelle, poétique ou simplement humaine de l’homme. Aujourd’hui que nous sommes plus desséchés que des briques, nous sourions de ces niaiseries. Les costumes, les drapeaux, les chants, la musique, les victoires (il n’est pas de victoire aujourd’hui, rien qui ait la densité poétique d’un Austerlitz. »

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Et alors que Bernanos prépare sa France contre les robots (pauvre France ! Pauvre Bernanos !), il écrit notre pilote :

« Ah ! Général, il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles. Faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien. Deux milliards d’hommes n’entendent plus que le robot, ne comprennent plus que le robot, se font robots. Tous les craquements des trente dernières années n’ont que deux sources : les impasses du système économique du XIXe siècle, le désespoir spirituel. »

Il pressent que l’après-guerre sera terrible, les termites (il en parle aussi) n’ayant rien compris :

« À quoi servira de gagner la guerre si nous en avons pour cent ans de crise d’épilepsie révolutionnaire ? Quand la question allemande sera enfin réglée, tous les problèmes véritables commenceront à se poser. Il est peu probable que la spéculation sur les stocks américains suffise, au sortir de cette guerre, à distraire, comme en 1919, l’humanité de ses soucis véritables. Faute d’un courant spirituel fort, il poussera, comme champignons, trente-six sectes qui se diviseront les unes les autres. Le marxisme lui-même, trop vieillot, se décomposera en une multitude de néo-marxismes contradictoires. On l’a bien observé en Espagne. À moins qu’un César français ne nous installe dans un camp de concentration néo-socialiste pour l’éternité. »

Le César on l’a ; il s’appelle Jupiter. Vive nos antiquités gréco-latines contre lesquelles se déchaînent aussi Bernanos et Céline.

On nous châtrés, ajoute le maître :

« Nous sommes étonnamment bien châtrés. Ainsi sommes-nous enfin libres. On nous a coupé les bras et les jambes, puis on nous a laissés libres de marcher. Mais je hais cette époque où l’homme devient, sous un totalitarisme universel, bétail doux, poli et tranquille. On nous fait prendre ça pour un progrès moral ! Ce que je hais dans le marxisme, c’est le totalitarisme à quoi il conduit. L’homme y est défini comme producteur et consommateur, le problème essentiel est celui de distribution. Ainsi dans les fermes modèles. Ce que je hais dans le nazisme, c’est le totalitarisme à quoi il prétend par son essence même. On fait défiler les ouvriers de la Ruhr devant un Van Gogh, un Cézanne et un chromo. Ils votent naturellement pour le chromo. Voilà la vérité du peuple ! »

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Et il n’avait pas vu la télé et les réseaux sociaux !

Plus on est allé vers le peuple  au nom de la république ou de la démocratie libérale ou socialo (éducation, conscription, élections), plus on a récolté le totalitarisme qui a son tout a récolté le peuple. On a le bétail soumis en échange.

Le maître ajoute :

« On boucle solidement dans un camp de concentration les candidats Cézanne, les candidats

Van Gogh, tous les grands non-conformistes, et l’on alimente en chromos un bétail soumis. Mais où vont les États-Unis et où allons-nous, nous aussi, à cette époque de fonctionnariat universel ? L’homme robot, l’homme termite, l’homme oscillant du travail à la chaîne : système Bedeau, à la belote. L’homme châtré de tout son pouvoir créateur et qui ne sait même plus, du fond de son village, créer une danse ni une chanson. L’homme que l’on alimente en culture de confection, en culture standard comme on alimente les bœufs en foin. C’est cela, l’homme d’aujourd’hui. »

Hommage à la princesse de Clèves qui avait tant énervé l’insupportable Sarkozy :

« Et moi, je pense que, il n’y a pas trois cents ans, on pouvait écrire La Princesse de Clèves ou s’enfermer dans un couvent pour la vie à cause d’un amour perdu, tant était brûlant l’amour. Aujourd’hui, bien sûr, des gens se suicident. Mais la souffrance de ceux-là est de l’ordre d’une rage de dents. Intolérable. Ça n’a point à faire avec l’amour. »

Et il conclue pensant à ses pauvres voisins endormis dans son baraquement militaire :

« Depuis le temps que j’écris, deux camarades se sont endormis devant moi dans ma chambre. Il va me falloir me coucher aussi, car je suppose que ma lumière les gêne (ça me manque bien, un coin à moi !). Ces deux camarades, dans leur genre, sont merveilleux. C’est droit, c’est noble, c’est propre, c’est fidèle. Et je ne sais pourquoi j’éprouve, à les regarder dormir ainsi, une sorte de pitié impuissante. Car, s’ils ignorent leur propre inquiétude, je la sens bien. Droits, nobles, propres, fidèles, oui, mais aussi terriblement pauvres. Ils auraient tant besoin d’un dieu. Pardonnez-moi si cette mauvaise lampe électrique que je vais éteindre vous a aussi empêché de dormir et croyez en mon amitié. »

Car, s’ils ignorent leur propre inquiétude, je la sens bien.

Tu vas voir le prochain vaccin, tu vas voir leur Reset, tu vas voir leur nouvelle guerre mondiale, tu vas voir les CBDC.

vendredi, 04 août 2023

Parution du numéro 464 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 464 du Bulletin célinien

2023-07-08-BC-Cover.jpgSommaire :

- Descendants versus ayants droit 

- Réédition de Céline en Bretagne 

- Entretien avec Yannick Gomez 

- Biographies 

- Nabe et Mergen persévèrent dans l’erreur.

Héritiers

Les céliniens l’ont échappé belle. Si Colette Destouches (1920-2011) n’avait pas renoncé à l’héritage, ce serait ses enfants et petits-enfants qui, aujourd’hui, prendraient les décisions éditoriales. On a compris que, si cela ne tenait qu’à eux, les inédits n’auraient pas vu le jour (voir l’article “Descendants versus ayants droit” dans ce numéro). Certes on peut estimer, comme eux, que ces textes n’ont pas leur place dans la collection “Blanche”; les “Cahiers de la Nrf” eussent été plus adaptés à ce corpus.  Et bien entendu la Bibliothèque de la Pléiade où ils ont à présent trouvé leur place naturelle. Mais si la décision de publier dépendait de Guillaume Grenet (l’un des arrière-petits-fils qui s’est fait le porte-parole de la famille), on attendrait encore la publication de ces textes. Et même s’il ne s’agit que d’ébauches, ils apportent des éléments passionnants à la fois pour la génétique des textes, l’étude du style en évolution, et même la biographie¹. Quant aux pamphlets, les descendants sont viscéralement opposés à toute réédition. Grenet appelle de ses vœux “une censure pure et dure” ², ce qui va sûrement lui attirer des sympathies. Mais est-il normal que l’édition canadienne établie par un spécialiste patenté ne soit pas disponible dans son pays ? Signalons, à ce propos, que la législation canadienne a récemment changé : elle s’aligne désormais sur la loi française. Toute œuvre entre désormais dans le domaine public 70 ans (et non plus 50) après le décès de l’auteur. Heureusement la nouvelle loi n’a pas d’effet rétroactif : les œuvres tombées dans le domaine public avant sa promulgation y demeurent. Qu’on le veuille ou non, les pamphlets font partie de l’œuvre et représentent cinq ans de sa vie d’écrivain. Faut-il rappeler que malgré ses outrances et ses trivialités, Bagatelles pour un massacre (“génial et malfaisant ”, selon Charles Plisnier) est un grand livre ? Et l’épilogue des Beaux draps une merveille ? Céline ne cesse pas d’être écrivain lorsqu’il écrit ses brûlots. On est un peu gêné de rappeler ces évidences…
 
 
Quant à la belle exposition consacrée aux manuscrits retrouvés, elle n’aurait pas pu être tout à fait la même si les descendants avaient eu leur mot à dire : ils estiment, en effet, que certaines pièces n’auraient pas dû y s’y trouver car appartenant au domaine privé.  Avec un autre ayant droit, le libéralisme dont fait preuve  François Gibault  à l’égard des revues céliniennes (dont celle que vous avez entre les mains) nous aurait manqué. Comme il l’a confié récemment, c’est lui qui, en tant que conseil de l’ayant droit, prenait les décisions d’importance secondaire³. L’Année Céline, Études céliniennes et, plus modestement, le Bulletin  ont publié  lettres et documents  appartenant à sa collection sans qu’il n’y trouvât ombrage. Nous ne sommes pas assurés du tout qu’avec les héritiers de l’écrivain, cela se serait passé de la même façon. Gibault a, par ailleurs, toujours défendu l’écrivain dans les médias et à la tête de la Société d’Études céliniennes. Aurait-on trouvé la même constance à promouvoir l’œuvre si Lucette n’avait pas été détentrice du droit moral et patrimonial ?  Rien n’est moins sûr…
  1. (1) Le prochain colloque de la Société d’Études céliniennes (qui aura lieu à l’Université de Nantes l’année prochaine) sera entièrement centré sur ces textes. Vingt communicants sont déjà inscrits.
  2. (2) Propos recueillis par Sonia Devillers dans son émission « L’invité de 9 h 10 », France Inter, 19 juin 2023.
  3. (3) « Les Conversations de Paul-Marie Coûteaux » : “Me Gibault, avocat de Kadhafi et héritier de Céline”. TV Libertés, 18 juin 2023.

Dominique de Roux ou "le goût aristocratique de déplaire"

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Dominique de Roux ou "le goût aristocratique de déplaire"

Par Frédéric Andreu

Paris est un labyrinthe pour qui connaît mal les rues et les portes cochères innombrables de la ville lumière. Sans le fil d'Ariane que nous tendit l'épouse de Dominique aujourd’hui octogénaire, aurions-nous réalisé notre rêve ? Sans doute que non. C'est donc avec une pointe de nostalgie onirique que nous avons fouler le sol d'un appartement mythique qu'occupait l'éditeur Dominique de Roux lorsqu'il ne voyageait pas aux quatre coins du monde. Aussitôt après avoir tapé à la porte du dît appartement, l'"Ariane" de ce jour nous guida dans une petite et étonnante pièce carrée remplie de livres, photos et souvenirs - véritable naos de la vie littéraire des années 60, 70, où Ezra Pound, Jorge-Luis Borges, Raymond Abellio, Henri Michaux, entre autres auteurs du 20ème siècle eurent leurs habitudes.

En effet, les grands auteurs de son temps, Dominique de Roux les connaissait tous, ou presque. Mais que veut dire "connaître" lorsqu'on s'appelle Dominique de Roux? Cela veut dire essayer de "comprendre" au sens de "prendre avec soi" un Borges quasi aveugle venu de Buenos Aires accompagné de sa mère, un Ezra Pound enfermé dans un mutisme presque total, hébergé plus d'un mois durant dans l'appartement sacré de la rue de Bourgogne.

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"Connaitre", cela voulait encore dire publier des auteurs en dépit de leur odeur de souffre et de naphtaline; cela voulait encore dire lutter contre un certain "esprit du temps", un esprit qui dans ces années d'après-guerre exerçait un travail revanchard de brouillage des repères traditionnels. Contre cette tyrannie insidieuse, Dominique a essayé toutes les années de sa courte vie de rester debout, quitte à brandir l'écu de ses ancêtres en faisant montre de ce "goût aristocratique de déplaire" qui le caractérisait si bien. Pour moi, ce mot emprunté à Charles Baudelaire dit tout d'une attitude face à la vie et à la mort, une allégeance à la poésie - et non seulement au poème - propre aux gens de la race de Dominique. Ce mot exprime aussi une certaine tradition française d'insoumission et de résistance ironique voire onirique que l'on retrouve notamment chez de jeunes éditeurs comme Rodophe Dupuis. Est-ce mu par cet esprit de franc-tireur que Dominique publia dans un même ouvrage les plus belles stances du communiste chinois Mao Tse Toung et des textes inédits d'un Ezra Pound accusé de sympathie avec le fascisme ?

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Je ne peux cependant penser à ce numéro pour le moins explosif des Cahiers de l'Herne qu'en restant songeur et suspendu. On aurait cherché à se mettre sur le dos tout ce que Paris comptaient de bien-pensants et de maîtres censeurs que l’on ne s’y serait pas pris autrement ! Bravo Dominique !

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Jacqueline, en dévouée vestale de la mémoire familiale, se souvient: "Lorsque nous avons publié Louis-Ferdinand Céline, nous avons reçu par la Poste des courriers anonymes contenant des petits cercueils !".

Des cercueils par la Poste !? Oui, chers lecteurs, vous avez bien lu ! Un geste odieux, hypocrite, criminel, comparable à ces lettres anonymes qui envoyèrent à la déportation juifs et résistants pendant les années noires de l'Occupation. La comparaison entre ces deux périodes du 20ème siècle n'est pas fortuite. À sa manière, le destin de Dominique est celui qui est toujours imparti à tout «résistant». Mais contre quelle tyrannie Dominique a-t-il fait acte de résistance ?

Dominique qui avait 5 ans en 1940 et 35 en 1970 n'a pas eu a lutter contre de méchants nazis, mais contre la transformation néolibérale de la société, contre le règne croissant de la quantité, contre une hostilité aux aurores, aux épiphanies poétiques, contre une invisible mais pourtant bien réelle armée d'occupation mentale, médiatique et technologique de cette France de ces années de consommation outrancière. Une occupation qui comme toute occupation a connu ses collaborateurs zélés, ceux qu'il nommait "les arlequinades d'un certain milieu parisien".

Au fond, que reprochèrent ces "arlequins" d'un certain milieu culturo-mondain parisien - Phillipe Sollers en tête - à Dominique de Roux et à ses Cahiers de l'Herne ? Tout simplement, de considérer en premier lieu les qualités intrinsèques d'un auteur, les aurores mythologiques de certaines phrases et de certains mots, les bonheurs d’expression qui apparaissent parfois au cours d’une lecture solitaire et passionnée. En d’autres termes, on reprocha à Dominique de Roux d’être un amoureux de la vie et de l’art, un aventurier de l’esprit et tout simplement un «vivant».

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En réalité, Dominique eu la disgrâce de naître dans un pays et un temps aussi tyranniquement idéologique que la France de cette époque, un pays où un tableau exposé, un livre publié doit jouer un rôle idéologique. L'opération de détournement qui consiste à faire d'une œuvre d'art une bannière de ralliement ou un épouvantail idéologique, Dominique la connaissait bien. Il s'est battu contre cela toute sa courte vie. Il s'agit de revenir à l'œuvre, à son dieu, à sa grâce.

J’ai personnellement rencontré nombre de ces preneurs d'otage, faux esthètes dont le cerveau hypertrophié ne laisse plus de place à l'âme. Qu'il soit de droite ou de gauche, la petite rhétorique de l'idéologue est toujours la même. «Pour m’afficher de droite, je dois dire du mal de Louis Aragon ; pour m’afficher de gauche, je dois surtout dire du mal de Robert Brasillach - sans, bien sûr, n’avoir jamais ouvert un seul des ouvrages de ces auteurs respectifs. Les chiens marquent leur territoire avec du pipi; les idéologues de tous bords, marquent leurs territoires avec des ouvrages qu’ils n’ont pas lus.

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À rebours de cet instinct territorial de gagne-petit, Dominique de Roux sut rendre allégeance à la beauté et à la poésie. Pour se faire, il lut des auteurs provenant de toutes les rives, de tous les bords, sans a-priori partisan. Mao Tse Toung, Céline, Gombrowicz, combien d’autres encore ? Mais Dominique ne fut pas seulement un découvreur de talents, un écrivain stylé et un éditeur audacieux, il fut aussi un grand homme d'action. «Dominique a traversé une partie de la jungle angolaise. Il cherchait alors à rejoindre le camp retranché de son ami Jonas Savimbi, révolutionnaire africain !» s’écria Jacqueline de Roux à l’instant où, au cours de notre visite, nos yeux se posèrent sur une photo un peu jaunie où apparaissait un Dominique en chemise courte, au milieu de gigantesques baobabs…

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Traverser une jungle hostile quatorze heures durant par amitié et fidélité à la parole donnée, n'est-ce pas là un "haut fait" peu compréhensible pour un de ces bourgeois parisiens n'ayant jamais traversé que le parc aux canards de son arrondissement fleuri de chrysanthèmes ? De quel «haut fait» comparable peut se prévaloir un Philippe Sollers, grand détracteur de Dominique de Roux? D’avoir simulé la schizophrénie pour éviter d’être mobilisé en Algérie ?

Nous comprenons mieux - après la visite de cet appartement mythique encore tout résonnant des pas de Pound et de Borgès – pourquoi un Paul Vandromme a pu dire de son ami Dominique de Roux : "Il n'a pas été remplacé et il nous manque beaucoup". Oui ! En ces temps de «grand remplacement», voici bien une figure héroïque qui, elle, n'a pas été remplacée ! Et c'est sans doute pourquoi, quarante-six ans après sa disparition, Dominique de Roux nous manque toujours.

Je n’ai personnellement rencontré Dominique qu’à travers quelques reportages vidéos «youtube» et quelques ouvrages. Ce que les mots, le style, les orées tremblantes de certains de ses textes ont chuchoté à mon âme, je l'ai formulé en une phrase sans doute réductrice et lapidaire. Cette formule, je veux néanmoins la publier ici en guise d’hommage à Dominique de Roux et à son épouse Jacqueline. «Essaie d’être un peu moins idéologique et un peu plus mythologique", douze mots qui pour moi composent le royal filigrane d'une vie et d'une œuvre, celle de Dominique de Roux. Cette devise crie notamment dans un de ses ouvrages intitulés «le Cinquième Empire».

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Cet ouvrage majeur, d'une altitude philosophique comparable au «Terre des Hommes» de Saint- Exupéry, nous exhorte à avancer dans la vie sans idéologie préconçue. L’horizon de ce texte n’est aucunement d’ordre idéologique, mais mythologique : un jour de brume, précise le roman, le «roi Sébastien reviendra» en majesté au-dessus du Tage ! Pour se faire, inutile de brandir des banderoles. Cette venue d’ordre épiphanique et intérieure, tient aussi bien au monde visible qu'au monde invisible, quand le «roi Sebastien» n'est pas seulement le souverain sur la terre, mais peut être aussi bien l’«autre» que l’on croise dans la rue, que le «soi» que l'on cherche en nous.

Au dela d'un lieu et d'une histoire, toute la trame narrative de ce bel ouvrage nous dit : rencontrer quelqu'un dans la rue a un sens, tomber par terre a un sens ; se relever, aussi. Elle nous exhorte encore à revenir à la concrétude de notre corps, aux fulgurances de notre esprit, à ce qui se défait en nous.

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Si Dominique nous invite à laisser choir nos banderoles idéologiques, nos luttes sociétales de seconde main, ce n’est pas par esprit de démission, bien au contraire. C’est afin de (re)prendre conscience de notre respiration, de notre marche, des paroles qui sortent de notre bouche. C'est afin que nous nous placions résolument du côté de la vie et non du côté des calques idéologiques de tous bords, des causes sociétales de seconde main. Un commentaire de nous-même ne cesse de brouiller les appels de l'âme divine. La littérature, la vraie, peut faire taire ce bruit incessant et perturbateur.

En ces temps obombrés par les écrans des smartphones et des idéologies de seconde main que nous avons la disgrâce de traverser, tel un Ulysse livré aux enchantements des sirènes, nous pouvons affirmer sans trop de risque de nous tromper que Dominique de Roux s'inscrit résolument dans cette chaîne d'or des «auteurs matinaux» qui ne se comptent aujourd’hui plus que sur les doigts d’une seule main ; Luc-Olivier d’Algange, Pascal Payen-Appenzeller et quelques autres rares écrivains du dévoilement et de l'«apparaître».

Lire ou relire ces auteurs de l' "apparaître", entrer dans leurs oeuvres régénératrices, n'est-ce pas une réponse au règne tyrannique du "paraître" ?

Vidéo avec Dominique de Roux : https://youtu.be/MI4Fwfxfj-8

contact : fredericandreu@yahoo.fr

 

jeudi, 27 juillet 2023

La dépendance aux passions chez Balzac

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Pierre Le Vigan:

La dépendance aux passions chez Balzac

L’œuvre de Balzac permet d’éclairer la question de la dépendance psychique, au delà des addictions à des produits, comme les alcools, le café, etc, abordées dans le Traité des excitants modernes. Toute l’œuvre de Balzac est en effet ordonnée par quelques idées directrices. Dans celles-ci, l’addiction et les excès psychiques ont presque toujours leur  part.

9782742702657.jpegUn personnage de La Peau de chagrin s’exprime ainsi : «Je vais vous révéler en peu de mots un grand mystère de la vie humaine. L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort : vouloir et pouvoir. Entre ces deux termes de l’action humaine, il est une autre formule dont s’emparent les sages, et je lui dois le bonheur et ma longévité. Vouloir nous brûle et pouvoir nous détruit, mais savoir laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. Ainsi le désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée ; le mouvement ou le pouvoir s’est résolu par le jeu naturel de mes organes ».

En d’autres termes, Balzac met en garde contre les puissances du désir, contre l’activisme cherchant à les satisfaire, et rappelle les vertus de la contemplation. Mais curieusement, pour dominer le désir, il faut parfois, dit Balzac, se laisser aller à en accepter les manifestations. « Pour l’homme privé, pour le Mirabeau qui végète sous un règne paisible et rêve de tempêtes, la débauche comprend tout ; elle est une perpétuelle étreinte de toute la vie, ou mieux, un duel avec une puissance inconnue, avec un monstre : d’abord le monstre épouvante, il faut l’attacher par les cornes, c’est des fatigues inouïes ; la nature vous a donné je ne sais quel estomac étroit et paresseux, vous le domptez, vous l’élargissez, vous apprenez à porter le vin, vous apprivoisez l’ivresse, vous passez les nuits sans sommeil … » (…) « La débauche est sans doute au corps ce que sont à l’âme les plaisirs mystiques ».   

9782070371617-fr-300.jpgInspiré par l’illuminisme de Saint-Martin et de Swedenborg, Balzac croit que la vérité relève de l’intuition, et que la science provient d’une tradition mère « dont nos pensées sont les débris … » (Louis Lambert). C’est évidemment une conception anti-rationaliste du monde. La place faite à l’illumination peut amener un certain a - priori favorable aux effets des excitants ou des drogues. Mais l’essentiel dans la vision balzacienne, pour ce qui nous importe, est ici : « La vie décroît, en raison directe de la puissance des désirs ou de la dissipation des idées ».

Pour Balzac, l’instinct – non sans proximité avec ce que Freud appellera l’inconscient – devient fou mû par les idées. Dit autrement : l’idée tue celui qui la porte. Comme l’écrit Ramon Fernandez : « Ainsi, l’idée de la science tue la science dans la Recherche de l’absolu, l’art tue l’œuvre dans le Chef d’œuvre inconnu, l’idée du crime est analogue au crime même dans l’Auberge rouge, l’avarice tue l’avare dans Maître Cornélius. Et il va sans dire que, dans Louis Lambert, la pensée tue le penseur » (Balzac ou l’envers de la création romanesque, Grasset, 1980, réédition, p. 92). En ce sens, les nouvelles dites philosophiques (« Etudes philosophiques ») ne le sont pas plus – et pas moins – que les autres. Pour Balzac, les idées rendent fou, et l’idée fixe rend fou absolument : la névrose est au cœur de son œuvre.

9782710328391.gifL’idée fixe amène en effet à l’idée d’un arrière-monde. Dans Catherine de Médicis, Balzac écrit : « Je pense donc que cette terre appartient à l’homme, qu’il en est le maître, et peut s’en approprier toutes les formes, toutes les substances … Déjà, nous avons étendu nos sens, nous voyons dans les astres ! Nous devons pouvoir étendre notre vie ! Avant la puissance, je mets la vie …  Un homme raisonnable ne doit pas avoir d’autre occupation que de chercher, non pas s’il est une autre vie, mais le secret sur lequel repose sa forme actuelle pour la continuer à son gré ! Voilà le désir qui blanchît mes cheveux ; mais je marche intrépidement dans les ténèbres, en conduisant au combat les intelligences qui partagent ma foi. La vie sera quelque jour à nous ».

Cette idée de Balzac, cette idée d’une connaissance cachée qui est au cœur de tous les ésotérismes – ici l’alchimie – est commune avec l’un des présupposés de l’entrée dans les drogues : l’idée qu‘il existe une « clé » permettant de vraiment comprendre les choses, et d’élargir le domaine de la vie. Il s’agit d’acquérir une puissance sur un milieu, une capacité de domination exceptionnelle. Il y a là une illusion de toute puissance que l’on retrouve comme adjuvant des conduites d’addiction, qu’elles soient ou non liées à un produit. Mais en même temps, cette illusion d’un multiplicateur de la vie qui résiderait dans un arrière-monde porte la mort en elle. Car le renouvellement de la vie suppose moins la puissance que la capacité d’oubli : « Oublier est le grand secret des existences fortes et créatrices ; oublier à la manière de la nature, qui ne se connaît point de passé, qui recommence à toute heure les mystères de ses infatigables enfantements » (César Birotteau).

515VGX3RV2L._AC_UF1000,1000_QL80_.jpgAinsi, les livres de Balzac sont des mises en épopées d’aventures bourgeoises dans lesquelles les tendances psychologiques des personnages sont l’élément déterminant. En d’autres termes, l’intrigue sert de faire-valoir et, comme le note encore Ramon Fernandez, « précipite la catastrophe » (…) « comme un accident révèle la maladie et achève la vie d’un malade chronique qui s’abusait sur sa santé » (op. cit., p. 219). La maladie, pour Balzac, c’est la passion. Celle-ci entraîne à la dépense de l’énergie tout autant qu’un champ de bataille. Et c’est ainsi que certains personnages balzaciens, tel Philippe Bridau, « s’habituent à ériger leurs moindres intérêts et chaque vouloir  de leur passion en nécessité » (La Rabouilleuse).  Qu’elles amènent à des réussites, provisoires ou non, toutes les passions produisent le mal. « Les sentiments nobles poussés à l’absolu produisent des résultats semblables à ceux des plus grands vices » (La Cousine Bette). Passions, idée d’une connaissance cachée à découvrir par divers moyens, dangers de l’absolu : tous ces thèmes traversent les récits de Balzac et, à leur façon, aident à penser les dépendances.

PLV

Dernier livre de Pierre Le Vigan:

Pierre LE VIGAN, Avez-vous compris les philosophes ? Tome V. (Thalès de Milet, Anaximandre, Anaximène, Pythagore, Héraclite, Parménide, Anaxagore, Empédocle, Démocrite, Augustin, Scot Erigène, Abélard, Ockham, Malebranche, La Mettrie, Holbach), Ed. La barque d’or:

https://www.google.com/search?client=firefox-b-d&q=pierre+le+vigan+avez+vous+compris+tome+5

 

 

 

 

 

samedi, 10 juin 2023

Parution du numéro 463 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 463 du Bulletin célinien

Sommaire :

2023-06-Cover.jpgLe goût de Céline chez Sollers

Krogold face à la critique

Céline loin des Lumières

Entretien avec Maxim Görke

Céline et Mirbeau

Gen Paul et Céline

 

 

Retour dans la Pléiade

Il faut savoir beaucoup de gré à Henri Godard, Pascal Fouché et Régis Tettamanzi pour le travail magistral accompli dans cette nouvelle édition de la Pléiade. Rappelons à ceux qui possèdent déjà l’œuvre romanesque dans cette collection que seuls deux volumes apportent, avec l’exégèse requise, un corpus inédit. À ne plus confondre avec les deux premiers volumes de l’édition précédente ; avant cette année, pour lire l’œuvre dans l’ordre chronologique de leurs phases de rédaction, il fallait lire les volumes dans l’ordre suivant : I, III, IV et II !  Cette tomaison est abandonnée ; désormais, les quatre volumes sont classés par grandes périodes d’écriture : Romans 1932-1934 (comprenant Voyage au bout de la nuit, avec notamment des séquences inédites du manuscrit et du dactylogramme, et ce que l’éditeur nomme “textes retrouvés” : La Volonté du roi Krogold, Guerre et Londres) ; Romans 1936-1947 (comprenant Mort à crédit, augmenté de dix séquences du roman dans la version du manuscrit retrouvé ;  Casse-pipe suivi de ce que l’éditeur nomme “scènes retrouvées” ; et Guignol’s band). N’étant pas affectés par les découvertes de l’été 2021, les deux derniers volumes demeurent inchangés et sont seulement rebaptisés en Romans 1952-1955 et Romans 1957-1961.

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À moins d’être un collectionneur éperdu de toutes les éditions céliniennes, seule l’acquisition des deux premiers volumes cités s’impose pour découvrir de l’inédit non procuré par la collection “Blanche”.  Idéalement – puisqu’il s’agit de textes non  achevés – il aurait fallu réserver Guerre, Londres et Krogold à la “Bibliothèque de la Pléiade”, et aux “Cahiers de la NRF” mais, outre les impératifs commerciaux, il est naturel de songer au grand public.

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Au moins ces inédits ne lui ont-ils pas été présentés comme des “romans” puisque non avalisés par Céline qui les considérait à juste titre comme des textes non aboutis. Ajoutons que les deux nouveaux volumes de la Pléiade comprennent un avant-propos inédit de Henri Godard pour le premier et une préface actualisée pour le deuxième. Ses commentaires sagaces font litière de l’affirmation de certains selon laquelle Guerre  serait un texte écrit en 1930-1931 destiné, à l’origine, à être intégré dans Voyage au bout de la nuit.

Cette hypothèse est, on s’en souvient, celle de l’universitaire italien Pierluigi Pellini¹. Il n’est pas le seul dans ce cas : en France aussi il se trouve deux ou trois céliniens qui le pensent aussi. Or Guerre ne peut avoir été écrit à la même période que Voyage puisqu’y figurent des bribes de Krogold. Lequel fut rédigé, comme on le sait, après la parution de son premier roman. Mais la grande découverte apportée par ces inédits est qu’après le fabuleux retentissement de Voyage, Céline a longuement tâtonné. Et n’a donc pas trouvé d’emblée ce qui sera désormais son style : celui inauguré par Mort à crédit. Auparavant il adopta encore, dans ces tentatives que sont Guerre et Londres, un langage proche de l’oralité populaire qui était celui de Voyage.  Sa révolution  stylistique  sera la consécration  d’un éprouvant et patient labeur.

  • L.-F. Céline, Romans 1932-1934 & Romans 1936-1947, Gallimard, coll. “Bibliothèque de la Pléiade”, 2023, 1552 p. et 1956 p. (70,50 et 78,50 euros, prix de lancement jusqu’au 31 décembre).
  1. (1) Giulia Mela et Pierluigi Pellini, « Genèse d’un best-seller. Quelques hypothèses sur un prétendu “roman inédit” de Louis-Ferdinand Céline », ITEM, Paris, Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS-ENS), 22 juillet 2022.  Voir aussi Marc Laudelout, « Guerre antérieur à Voyage ? », Le Bulletin célinien, n° 454, septembre 2022.

mardi, 30 mai 2023

Young Global Leaders et politiciens-robots: quand Boris Vian expliquait le futur

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Young Global Leaders et politiciens-robots: quand Boris Vian expliquait le futur

Nicolas Bonnal

Vian traducteur de Marlowe écrit après la guerre quatre parodies de romans noir : le plus connu est le plus mauvais, J’irai cracher sur vos tombes. Le meilleur est Et on tuera tous les affreux, ouvrage méconnu qui pastiche plusieurs genres : le film d’aventures dans les îles ; le porno (eh oui) ; le roman noir et la SF.

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Rappel : dans une île perdue du Pacifique un savant fou nazi nommé Schutz (et non Schwab) « fabrique » du vivant et des stars et surtout des politiciens pour diriger le monde. Parodie géniale de roman noir, d’érotisme et de SF surtout, Et on tuera tous les affreux annonce notre futur… « Je sais pertinemment que les trois cinquièmes des hommes politiques dangereux pour le gouvernement actuel ont été élevés et conditionnés par vous-même… Mes félicitations, d’ailleurs… votre système est très au point. »

On rapprochera ces textes (la volonté de créer un androïde parfait, un robot plus humain que l’humain façon Blade Runner) de classiques de la littérature de SF : voir le livre de ma femme Tetyana Popova-Mozovska sur Philip K. Dick et le Grand Reset, qui a recensé et étudié tous les écrits de Dick dans cette perspective. Le premier créateur d’automates fut Dédale en personne.

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Mais je pensais aussi aux Stepford wives. Les  Stepford Wives sont un roman d’Ira Levin, le légendaire auteur de Rosemary’s baby. Ce film réalisé en 1966-67 comme une guerre des six (ou des 666) jours culturelle précipite la « conquête du cool » et le grande effondrement occidental dont on observe aussi le déchainement agonique et eschatologique qui est proprement satanique.

Les Stepford wives sont un peu différente : Levin se moque des amateurs de femmes gentilles et parfaites – voir de ces « fées du logis » dont se moquaient déjà les féministes de mon enfance. Elles deviennent dans œuvre luciférienne des démons robotiques. On a un excellent remake de Franck Oz (2004) avec Glenn Close et Christopher Walken) qui dénonce cette volonté bourgeoise de créer la potiche parfaite.

Mais je suis remonté sur mes roues. L’ennemi dénonce toujours ce qu’il va faire. Dans Et on tuera tous les affreux, Vian annonce les Young Global Leaders de Davos et dans les Stepford wives on nous annonce la femme nouvelle, soit nos politiciennes robotiques écolo-féministes jeunes et folles. On n’est plus dirigés par des politiciens mais par des machines humaines (cf. notre livre sur internet : il est plus facile de transformer l’homme en machine que l’inverse). Asselineau a à moitié compris le truc quand il a parlé des blancs-becs de Davos que nos « nonagénaires génocidaires » (l’expression est de moi et je vais la breveter) mettent partout au pouvoir.

Vers la fin (pages 163 et suivantes) de son court et explosif roman, Vian (qui annonce les bobos comme pas un et s’avère un bon sosie de Macron aussi) écrit :

– Je fais des quantités de blagues aux gens… poursuit Schutz. Bien entendu, je ne me borne pas à élever des enfants dans des bocaux ; ça, ce n’est rien. Je cultive leur corps et leur esprit et je les lance dans la nature, ou alors je les garde avec – 163 – moi pour m’aider dans mes travaux. J’ai de sérieuses références… Ainsi, la star Lina Dardell… elle vient de chez moi… C’est bien pour ça qu’on n’a jamais lu sa biographie nulle part… Il y a dix ans, elle était encore dans son bocal… Le vieillissement accéléré, c’est ce qui est le plus facile à obtenir… Une accélération temporaire du rythme vital, une oxydation un peu renforcée… ça va tout seul… Le gros point, c’est la sélection… l’amélioration… parce qu’il y a tout de même un assez gros déchet… soixante pour cent à peu près… »

La fabrique des stars, l’usine à rêves s’applique maintenant à la politique :

– Je suis ici pour tout autre chose… dit Bokanski. Il n’est pas question de physique là-dedans. Vous le savez bien. – Ah, dit Schutz, si vous parlez par énigmes, je ne vous suis plus. Venez voir mes petites filles ; nous avons perdu assez de temps comme ça… Je vous demande une heure de votre temps et je vous fiche la paix… – Écoutez, dis-je. Vraiment, je sors d’en prendre et ce n’est pas une métaphore. Il y a seulement vingt-quatre heures, j’étais intégralement puceau et je vous assure que je regrette ce temps-là. Car depuis hier matin huit heures, je n’arrête pas…

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On remarque que Schutz évoque les petites filles (elles baisent comme des tordues et se suicident si on les trouve laides) : on est déjà dans Epstein Island, comme dans l’Ile fantastique, le feuilleton cool et satanique des années 70-80. Venez dans notre île au plaisir…

Le visionnaire Vian évoque ensuite un politicien parfait (un Hunter Biden ?) bizarrement nommé Kaplan (je pense à Hitchcock et à sa Mort aux trousses) :

« Schutz ne répond rien et il continue, imperturbable. – Vous avez entendu parler de Pottar ? poursuit Mike. Rock, vous connaissez Pottar ? – Ben… oui, comme tout le monde, dis-je. J’ai lu ses articles… mais je ne l’ai jamais vu… – On ne sait pas qui est Pottar, continue Mike, qui parle rêveusement comme s’il était seul ; mais derrière Pottar, il y a déjà vingt millions d’Américains prêts à marcher avec lui au moindre signe. Et Kaplan ? – Je sais qui est Kaplan… dis-je. C’est lui qui a mené la récente campagne contre le gouverneur Kingerley. – Kaplan est apparu dans le monde politique il y a quatre ans, dit Mike ; et il a fait échouer tous les projets de Kingerley, un homme qui est depuis vingt ans dans le bain… On ne sait rien de Kaplan… mais quand on prend la peine de comparer les théories de Kaplan et celles de Pottar… on a de curieuses surprises… – Je suis très peu la politique… dit Schutz. (…) Kaplan et Pottar plaisent aux foules, dit Mike. Ils sont beaux, ils sont intelligents, ils ont du charme… »

Un agent du FBI (agence pas encore assez noyautée et grand-remplacée apparemment) ajoute :

– Kaplan et Pottar sortent de chez vous… dit Mike froidement. Il y a un silence. Schutz s’arrête et ses yeux gris et glacés tombent sur Mike. – Écoutez, Bokanski, dit-il, épargnez moi vos plaisanteries… Parlons d’autre chose… Je vous le demande comme un service personnel… – Ça va, dit Mike. Je n’insiste plus… Mais quant à me dire que vous vous contentez de cultiver le physique des gens, n’attendez pas que j’avale celle-là… Je sais pertinemment que les trois cinquièmes des hommes politiques dangereux pour le gouvernement actuel ont été élevés et conditionnés par vous-même… Mes félicitations, d’ailleurs… votre système est très au point. Schutz se met à rire. – Écoutez, Bokanski… J’allais me fâcher, mais vous dites ça avec un tel sérieux que je vous pardonne… Moi, Markus Schutz, en train de préparer la ruine de mon pays… en train de noyauter tous les milieux pour mettre la main sur les leviers de commande ? Enfin, mon cher… vous voulez plaisanter… Je suis dans mon île comme un roi sans couronne, je me livre à mes expériences en toute tranquillité… »

Pendant longtemps aussi j’ai cru que le forum économique mondial se livrait à des expériences en toute tranquillité…

jeudi, 11 mai 2023

Parution du numéro 462 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 462 du Bulletin célinien

Sommaire :

2023-05-BC-Cover.jpgUn entretien inédit avec Céline (1960)

Retour dans la Pléiade

Bagarre autour de l’héritage

Une amie méconnue : Blanche Chauvenet alias Blanchette Fermon

Entretien avec David Labreure

Céline, la guerre et la Lys en 1914.

 

Moralisme

Lorsqu’un ancien premier ministre¹ déclare, dans une émission télévisée, qu’il admire Céline sans pour autant partager ses idées, il s’attire cette réplique de l’animateur suscitant les rires du public : « Donc, vous êtes un peu schizo ? »¹ De plus en plus difficile de faire admettre aux nouvelles générations que l’on peut apprécier un écrivain dont on réprouve les idées. Je donne volontiers, pour ce qui me concerne, l’exemple d’Aragon, auteur (entre autres) de ce beau roman qu’est La Semaine sainte (1958), et qui fut, comme chacun sait, un stalinien de l’espèce répulsive. Au cours d’un récent déjeuner qui réunissait des amis céliniens dans la capitale belge, Christian Mouquet, président de la Société des Lecteurs de Céline, me faisait observer que cette ouverture d’esprit est davantage répandue à droite qu’à gauche. Cela se vérifie avec la prolifération des « sensitivity readers » qu’on pourrait traduire par « démineurs éditoriaux ». Il s’agit de personnes vigilantes débusquant dans les œuvres littéraires des contenus pouvant être perçus comme offensant ou contenant des stéréotypes ; elles rédigent ensuite, pour les maisons d’édition qui les rétribuent, un rapport suggérant des suggestions de réécriture. 
 
Cette profession, en vogue de l’autre côté  de l’Atlantique, risque fort de fleurir bientôt ici. Les œuvres d’Agatha Christie, Roald Dahl, Mark Twain et Ian Fleming ont déjà dû passer sous les fourches caudines de ces nouveaux censeurs. Ainsi les aventures des détectives Miss Marple et Hercule Poirot ont été modifiées par la maison Harper Collins afin d’éradiquer toute expression potentiellement offensante pour le lecteur contemporain. Toute mention faite d’une personne noire, juive ou gitane est appelée à disparaître.
 

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Ce genre de réaction ne date pas d’hier. On se souvient que dans son Ferdinand furieux (1979), Pierre Monnier fait un portrait attachant de Paul Lévy qui, quoique juif, apporta son soutien inconditionnel à Céline alors exilé au Danemark. L’auteur notait, au passage, qu’il avait un type juif très marqué.  Que n’avait-il pas dit là ?!  Rendant compte du livre, Bertrand Poirot-Delpech, feuilletoniste littéraire au Monde, y discerna un signe d’antisémitisme ! Rappelant ce fait, son fils, Frédéric Monnier, indiquait avec ironie : « C’est à partir de ce moment-là que mon père et moi avons décidé de ne plus dire qu’Houphouët-Boigny avait l’air noir. »²
 

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Dans la Mystérieuse Affaire de Styles (1920), le premier roman d’Agatha Christie, Hercule Poirot fait remarquer qu’un personnage est “ un Juif, bien sûr ” ; dans la nouvelle édition, le mot n’apparaît plus. Certaines formules complètement banales sont, elles aussi, vouées à disparaître : ainsi, dans Le Major parlait trop (1964), du même auteur, la description d’une femme avec « un torse de marbre noir » a été caviardée. Christie, Dahl, Twain, Flemming… ce n’est qu’un début. « Next Louis-Ferdinand Céline », prédit la grande romancière américaine Joyce Carol Oates, indignée par ses délires.
 
La tâche s’avère colossale car, même dans les romans d’après-guerre, les propos politiquement incorrects de Céline sont légion. On peut espérer qu’en France le droit moral de l’auteur (et des héritiers) s’opposera à cette censure. Il comprend notamment cette prérogative relative au respect de l’intégrité de l’œuvre : seul l’auteur (ou son ayant droit) peut s’opposer à toute modification, suppression ou ajout susceptible de modifier son œuvre initiale, tant dans la forme que dans le fond.
  1. (1) Édouard Philippe dans l’émission « Quotidien » animée par Yann Barthès, TMC, 27 mars 2023.
  2. (2) Frédéric Monnier, Céline, mon père et moi, Du Lérot, 2019.
 

vendredi, 14 avril 2023

Parution du numéro 461 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 461 du Bulletin célinien

Sommaire :

2023-04-BC-Cover.jpgCélinisme et ésotérisme

D’un Céline celte

Deux pages sur Londres dans Times Literary Supplement

« Une magnifique floraison verbale » (sur Guignol’s band, 1944)

Variantes sur le même phare.

 

 

Krogold

C’est vers le 20 de ce mois que paraîtra La volonté du roi Krogold, cette légende gaélique que Céline situe dans « un Moyen Âge d’opéra ». En 1947, de Copenhague, il s’exclame : « Combien de chantiers ai-je laissés en plan ? Guignols III ! Casse Pipe ! La Volonté du Roi Krogold ! »¹, ce qui indique que le texte était demeuré inachevé.  Ses lecteurs ne sont guère fascinés par ce versant de son imaginaire². Ni ses exégètes qui ne lui ont consacré quasi aucune étude. Exception notable : une communication au vingtième colloque de la Société d’études céliniennes (2014)³. Y est traitée l’une des sources d’inspiration de cette légende : le journal illustré pour enfants, Les Belles Images, qu’Arthème Fayard créa au début du siècle précédent et dont le jeune Louis Destouches était friand. On se plaît à l’imaginer, trois décennies plus tard, rédigeant dans l’exaltation ce récit haut en couleurs mettant en scène “Gwendor le Magnifique, grand margrave des Scythes, Prince de Christianie”, Wanda la blonde et Thibaud le Trouvère.  Une chose est sûre : ce récit ne sera pas le best-seller que fut Guerre, l’année passée4. Lors du prochain colloque de la S.E.C., qui sera précisément consacré aux manuscrits retrouvés, il se trouvera sans doute l’un ou l’autre spécialiste pour nous en procurer une savante analyse.

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Au-delà du pittoresque, Krogold constitue-t-il une sorte d’apologue à l’instar du rôle qu’ont les ballets dans Bagatelles ? C’est en tout cas, dans Mort à crédit, l’expression concrète de ce que Céline nomme son « raffinement », montrant à dessein une sorte d’innocence foncière qui contraste avec le prosaïsme du récit. Surtout, cette légende correspond à ce que Céline lui-même appelait « une autre face de [s]on imagination ».5  Comme ce fut le cas lorsqu’il la donna à lire à son éditeur, Robert Denoël, elle déroutera ses nouveaux lecteurs. Céline, lui, était en tout cas attaché à ce qui permettait à son lyrisme de se débonder dans une voie différente  : « Je suis avant tout rêvasseur bardique », confiait-il à Milton Hindus, ajoutant : « Je peux raconter des légendes comme on pisse, avec une facilité qui me dégoûte, des scénarios, des ballets tant qu’on veut, en bavardant, c’est vraiment là mon don. »  Henri Godard  a noté que cette facilité lui était peut-être suspecte, Céline étant trop conscient de sa valeur d’écrivain pour ne pas se rendre compte que son originalité et sa force se situaient sur un autre plan.Les amateurs de l’écrivain attendent avec plus d’impatience la version complète de Casse-pipe, et, dans une moindre mesure, les deux coffrets dans la Bibliothèque de la Pléiade  : Romans 1932-1947 et Romans 1952-1961, réédition des quatre volumes que l’on connaît déjà mais intégrant, pour les deux premiers, les éléments nouveaux apportés par les manuscrits inédits.
  1. 1. Lettre du 5 mars 1947 in Lettres à Marie Canavaggia, 1936-1960, Les Cahiers de la Nrf, 2007, pp. 98 & 259-260.
  2. 2. Même chose pour les ballets dont lui se disait très fier mais qui ne sont assurément pas ce qu’ils préfèrent dans son œuvre.
  3. 3. Sven T. Kilian, « Céline et l’imaginaire du début du siècle : la légende du Roi Krogold et L’Homme-orchestre» in Études céliniennes, n° 10, hiver 2017, pp. 75-86. Voir aussi Roman et récits légendaires et populaires chez L.-F. Céline de Tomohiro Hikoe (thèse de doctorat, 2004; résumé in L’Année Céline 2005) et, plus ancien, « Céline et le thème du roi Krogold » d’Erika Ostrovsky (L’Herne, 1965, rééd. 1972).
  4. 4. Sur Internet, on peut écouter une lecture des pages de cette légende (telle qu’elle figure dans Mort à crédit) par Marc Polli, du Théâtre de l’Oreille.
  5. 5. Propos recueilli par Robert Poulet in Mon ami Bardamu, Plon, 1971 (1ère édition parue en 1958).
 

jeudi, 06 avril 2023

Parution du numéro 460 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 460 du Bulletin célinien

2023-03-BC-Cover.jpgSommaire :

Céline et “Le Livre de Poche”

Du nouveau sur Abel Bonnard ?

Normance vu par Kléber Haedens (1954)

Paul Valéry dans Londres

Louis Bertrand, précurseur de Bagatelles ?

Rencontre à Bikobimbo.

Année faste

Nul doute que, pour les céliniens, cette année 2023 sera aussi faste que la précédente. Ces jours-ci paraît La Nouvelle Revue française (n° 655) avec un copieux dossier consacré à Céline. Au sommaire : la nouvelle « La vieille dégoûtante » (l’un des inédits retrouvés) complétée par plusieurs études sur les textes déjà publiés. Ils sont signés Philippe Bordas, Alban Cerisier, Yves Pagès et Javier Santiso. Fin avril paraîtra La Volonté du Roi Krogold, la légende gaélique à laquelle l’écrivain attachait tant de prix. Elle est proposée en deux versions : celle intitulée “La Légende du roi René” datant de la première moitié des années trente, et le texte portant le titre définitif écrit ultérieurement. En mai sortira un nouvel Album Céline (la première édition remonte à 1977),  avec une nouvelle iconographie et un texte dû, cette fois, à Frédéric Vitoux. Suivront, prenant en compte les inédits retrouvés, les quatre éditions, revues et augmentées, des romans dans la “Bibliothèque de la Pléiade”.

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Lors d’une conférence qui eut lieu le mois passé à Enghien-les-Bains, François Gibault a révélé qu’une adaptation cinématographique de Voyage au bout de la nuit pourrait apparaître sur le grand écran dans deux ou trois ans. Si le contrat n’est pas encore signé, le projet est en bonne voie, d’autant que l’ayant droit a été approché par une importante société cinématographique ayant les moyens financiers de le concrétiser. Par ailleurs, le biographe de Céline a indiqué que Gallimard n’a nullement renoncé à une réédition des pamphlets, et ce avant 2032 qui verra l’œuvre tomber dans le domaine public. François Gibault précise qu’Antoine Gallimard a sollicité « des personnalités du monde juif » pour participer à cette réédition.

On se souvient qu’il y a quatre ans, lors du dîner annuel du CRIF, le président de la République avait déclaré qu’il n’était pas nécessaire, selon lui, de republier ces textes. Il avait, en revanche, regretté que Charles Maurras eût été retiré du livret des “Commémorations nationales”, estimant qu’il ne faut pas occulter la figure du fondateur de l’Action Française : « Nous devons la regarder comme faisant partie de l’histoire de France, l’occulter c’est vouloir reconstruire une autre forme de refoulé post-mémoriel et post-historique et cela dit quelque chose de nos propres faiblesses. » Ce qui vaut pour l’antisémite Maurras ne vaut donc pas pour l’antisémite Céline. On peut légitimement se demander si c’est le rôle de la plus haute autorité de l’État de dire quels textes doivent être réédités et ceux qui ne le doivent pas. Décidant récemment de la dissolution d’un groupuscule nationaliste (qui rendait notamment hommage à Robert Brasillach et aux morts du 6 février 1934), le gouvernement a, entre autres raisons, justifié cet acte en relevant « que le mois de février est traditionnellement marqué par les hommages rendus aux morts des émeutes du 6 février 1934 et à Robert Brasillach, condamné pour intelligence avec l’ennemi, fusillé le 6 février 1945 et qualifié de “poète” par ces nationalistes ». Ce décret, signé par le Ministre de l’Intérieur, est cosigné par la Première Ministre et le Président de la République. Serait-il défendu de rendre hommage à ces morts et de qualifier ainsi  l’auteur des Poèmes de Fresnes,  quelque opinion que l’on ait sur la valeur de ceux-ci  ?

  1. (1) En janvier 2018, Antoine Gallimard avait déclaré ceci : « Au nom de ma liberté d’éditeur et de ma sensibilité à mon époque, je suspends ce projet, jugeant que les conditions méthodologiques et mémorielles ne sont pas réunies pour l’envisager sereinement.» (Communiqué à l’A.F.P., 11 janvier 2018).
  2. (2) “Décret du 1er février 2023 portant dissolution d’un groupement de fait”, Journal Officiel, n° 0028, 2 février 2023.

vendredi, 24 mars 2023

Leconte de Lisle et la colère poétique contre le monde moderne

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Leconte de Lisle et la colère poétique contre le monde moderne

par Nicolas Bonnal

« Vous vivez lâchement, sans rêve, sans dessein,/Plus vieux, plus décrépits que la terre inféconde,/Châtrés dès le berceau par le siècle assassin /De toute passion vigoureuse et profonde».

Une étude italienne rédigée en français par Yann Mortelette, talentueux et courageux universitaire, permet de redécouvrir ce poète méprisé mais curieux, païen, helléniste, rebelle, parnassien et enragé contre le monde moderne. Contemporain strict de Baudelaire, de Poe ou de Flaubert, sur lesquels j'ai écrit tant de textes (voyez mes recueils), Leconte de Lisle (1818-1894) en partage la rage.

Je citerai en vrac des vers méconnus ; sur la nature et sa destruction par la société industrielle voici ce qu'il écrit :

« Un air impur étreint le globe dépouillé
Des bois qui l’abritaient de leur manteau sublime;
Les monts sous des pieds vils ont abaissé leur cime;
Le sein mystérieux de la mer est souillé. »

Il voit la fin de la poésie arriver (voyez mes textes sur Pearson et Tolstoï qui comprennent qu'elle meurt à la fin du dix-neuvième, à Paris d'ailleurs) :

« Voici que le moment est proche où [les poètes] devront cesser de produire, sous peine de mort intellectuelle. […] Je suis invinciblement convaincu que telle sera bientôt, sans exception possible, la destinée inévitable de tous ceux qui refuseront d’annihiler leur nature au profit de je ne sais quelle alliance monstrueuse de la poésie et de l’industrie. »

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Lisons un sonnet admirable tiré de ses poèmes barbares :

« Vous vivez lâchement, sans rêve, sans dessein,
Plus vieux, plus décrépits que la terre inféconde,
Châtrés dès le berceau par le siècle assassin
De toute passion vigoureuse et profonde.

Votre cervelle est vide autant que votre sein,
Et vous avez souillé ce misérable monde
D’un sang si corrompu, d’un souffle si malsain,
Que la mort germe seule en cette boue immonde.

Hommes, tueurs de Dieux, les temps ne sont pas loin
Où, sur un grand tas d’or vautrés dans quelque coin,
Ayant rongé le sol nourricier jusqu’aux roches,

Ne sachant faire rien ni des jours ni des nuits,
Noyés dans le néant des suprêmes ennuis,
Vous mourrez bêtement en emplissant vos poches. »

Leconte de Lisle voit la notion de civilisation comme une chose occidentale inventée (cf. Guénon) et une réalité qui n’a pas progressé depuis l’Antiquité :

« En fait d’art original, le monde romain est au niveau des Daces et des Sarmates; le cycle chrétien tout entier est barbare. […] Que reste-t-il donc des siècles écoulés depuis la Grèce? Quelques individualités puissantes, quelques grandes œuvres sans lien et sans unité… »

C’est ce que dit Cochin sur l’art français après la Révolution. Il reste les grandes personnalités du début du dix-neuvième siècle puis peu à peu plus rien.

Comme Vigny cet aristocrate recommande le stoïcisme :

« La vie est ainsi faite, il nous la faut subir.
Le faible souffre et pleure, et l’insensé s’irrite;
Mais le plus sage en rit, sachant qu’il doit mourir. »

Dans une lettre inédite à Charles Bénézit du 12 septembre 1860, il écrit sur le déclin de l’art :

« Mon vieil ami, sois persuadé que je n’abandonne en aucune façon la cause de l’humanité. C’est l’humanité qui s’abandonne elle-même. À son aise! La poésie et l’art n’ont rien à faire dans le bourbier d’inepties et de lâchetés où elle s’enfonce d’heure en heure. Si la masse des soi-disant défenseurs de l’humanité est composée d’infectes brutes qui ont une horreur naturelle de la poésie et de l’art, ce n’est pas, ce me semble, une raison suffisante pour que nous devenions aussi bêtes qu’eux. D’ailleurs, on n’enseigne ni on ne convertit personne. »

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Il ajoute justement :

« On a renoncé fort sagement à la transmutation des métaux, et je crois qu’on ferait mieux de renoncer à la transmutation des âmes. La plus solennelle sottise qu’ait énoncée un homme de génie, est cette affirmation de Leibnitz: «L’éducation est la maîtresse de la vie». Hélas! l’éducation, ou rien, c’est exactement la même chose. […] Il y a des natures d’or et des natures de boue, et rien n’y fait; il y a des peuples qui ne seront jamais qu’une bande de laquais, vils par instinct et insolents par boutades. S’en mêle qui voudra; pour moi j’y ai renoncé, et je t’engage à en faire autant. Amen. »

Il décrit d’ailleurs le déclin de la poésie romantique devenue une bibliothèque rose avant la lettre (cf. Mme Bovary) :

« Le thème personnel et ses variations trop répétées ont épuisé l’attention; […] mais s’il est indispensable d’abandonner au plus vite cette voie étroite et banale, encore ne faut-il s’engager en un chemin plus difficile et dangereux que fortifié par l’étude et l’initiation. Ces épreuves expiatoires une fois subies, la langue poétique une fois assainie, les spéculations de l’esprit, les émotions de l’âme, les passions du cœur, perdront-elles de leur vérité et de leur énergie, quand elles disposeront de formes plus nettes et plus précises. »

Les Bretons ont rarement suscité l’admiration des écrivains. Lui n’est pas en reste – et, sur cette vie de province si française qui en a désespéré des dizaines, il écrit :

« Que le grand diable d’enfer emporte les sales populations de la province! Vous vous figurerez à grand-peine l’état d’abrutissement, d’ignorance et de stupidité naturelle de cette malheureuse Bretagne… »

Et de finir sur ces lignes rendues célèbres par notre bon vieux Lagarde et Michard :

« Que l’humanité est une sale et dégoûtante engeance! Que le peuple est stupide! C’est une éternelle race d’esclaves qui ne peut vivre sans bât et sans joug. »

C’est dans une lettre de 1848, adressée à un certain Ménard !

Le 22 août 1863, il écrit à Georges Lafenestre:

« Nous n’avons rien de commun avec la misérable race à laquelle nous appartenons pour le plus rude châtiment de nos péchés. Cuisiniers, généraux, danseuses, gandins, banquiers, acrobates, princes, avocats, assassins remarquables, huissiers, pianistes, notaires, gendarmes, chambellans, piqueurs, Legouvé père et fils, Scribe, Béranger, Ponsard et l’auteur du Pied qui remue trouvent grâce devant elle, mais non pas la poésie. »

Sa conception élitiste du poète va de pair avec sa crainte du nivellement et de l’uniformisation démocratiques. On est déjà dans la mondialisation et dans la grande liquidation des peuples et des cultures. Dans la préface des Poèmes et poésies, il s’interroge – comme le  Chateaubriand de la Conclusion des mémoires d’outre-tombe :

« Que sera-ce donc si [les races] en arrivent à ne plus former qu’une même famille, comme se l’imagine partiellement la démocratie contemporaine, qu’une seule agglomération parlant une langue identique, ayant des intérêts sociaux et politiques solidaires, et ne se préoccupant que de les sauvegarder? Mais il est peu probable que cette espérance se réalise, malheureusement pour la paix, la liberté et le bien-être des peuples, heureusement pour les luttes morales et les conceptions de l’intelligence ».

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Ecoutons l’universitaire Lavernette (surprenant, vraiment) :

« Son œuvre, qui passe en revue les civilisations les plus différentes, plaide en faveur d’une diversité culturelle que le poète juge menacée par l’égalitarisme moderne. Dans «Le Dernier des Maourys», le vieux chef indigène déclare à ceux qui sont venus coloniser ses terres:

Dans un dernier élan Leconte de Lisle écrit («Le Dernier des Maourys», Revue des deux mondes, 1er août 1889) :

« Puisque les nations de l’univers ancien
Se dispersent ainsi, Blancs, devant votre face;
Puisque votre pied lourd les broie et les efface;
Si les Dieux l’ont voulu, soit! Qu’il n’en reste rien! »

Oui, les blancs ont tout tué. Et comme disent Daniélou et Bruckberger il leur reste à se tuer eux-mêmes. Faisons-leur confiance : ils ne demandent qu’à s’exterminer avec les russes et les chinois et à refiler tous leurs avoirs à une poignée de riches américains.

Texte de YANN MORTELETTE disponible ici :

https://journals.openedition.org/studifrancesi/2945

Autres sources :

https://www.amazon.fr/Chroniques-sur-lHistoire-Nicolas-Bo...

https://www.amazon.fr/Pourquoi-monarchie-disparu-France-p...

https://www.dedefensa.org/article/chateaubriand-et-la-con...

https://numidia-liberum.blogspot.com/2021/02/edgar-poe-et...

https://www.dedefensa.org/article/baudelaire-et-la-sauvag...

https://www.dedefensa.org/article/leon-tolstoi-et-les-joy...

 

 

 

 

mardi, 21 mars 2023

Maurice Joly et le grand engourdissement de la France

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Maurice Joly et le grand engourdissement de la France

Par Nicolas Bonnal

« Un égoïsme dur et féroce était entré dans les mœurs en même temps qu’une froide démoralisation » : Maurice Joly  et le grand engourdissement de la France vers 1860 (la Question brûlante)

Je poursuis mon enquête sur le présent permanent: un Etat fou et totalitaire, une masse toujours plus abrutie se rebellant vaguement de temps en temps. L’Etat totalitaire vient nous exterminer globalement et localement avec l’informatique maintenant, tout se passera comme à la parade.

C’est Flaubert qui dit après le putsch de Badinguet: « 89 a démoli la royauté et la noblesse, 48 la bourgeoisie et 51 le peuple. Il n’y a plus rien, qu’une tourbe canaille et imbécile. »

Régime autoritaire, retors et moderne, industriel et policier le Second Empire est l’inventeur du monde moderne. Marx ne s’y trompe pas, qui lui consacre son fabuleux Dix-Huit Brumaire.

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J’ai déjà parlé de Maurice Joly et des Entretiens qui auraient influencé les Protocoles. Un lecteur me conseille la Question brûlante sur Wiki source : c’est génial et cela ne fait que trente pages.

Joly écrit :

« Il ne faut pas s’étonner si ce noble pays est resté immobile pendant douze ans: las de vicissitudes politiques, épuisé d’agitations, désabusé de ses erreurs, il n’a pas encore eu le temps de refaire sa pensée; il se cherche et ne se trouve pas. Nourri dans le matérialisme des idées modernes, il a oublié momentanément qu’il avait une âme; il lui suffisait de vivre sous un gouvernement habile à protéger ses intérêts. »

Le peuple est déjà vieux et fatigué – il est saturé et désabusé : voyez mes Chroniques sur la fin de l’histoire qui commencent par Chateaubriand et sa fabuleuse conclusion des mémoires.

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Joly ajoute :

« D’où vient qu’il ne trouve rien autour de lui que des voix depuis longtemps asservies, et que lui-même, sans doute, il ne compte pas ? D’où vient que l’opinion ne se rallie pas, ne se manifeste pas, ne fait explosion nulle part ? Osons le dire : C’est qu’il  n’y a pas d’opinion, c’est  qu’il n’y a que des individus, c’est qu’il n’y a que des intérêts ; c’est que tous les ressorts de la France sont, non pas brisés, Dieu me garde de dire un tel mot, mais si profondément détendus, qu’il n’y a plus nulle part ni action ni pensée. Le mal est profond, il est terrible, il est pire que l’agitation peut-être, car l’agitation, c’est la vie du moins ; l’atonie, c’est le commencement de la mort. »

Drumont aussi parlera d’atonie vers 1885 quand il constate que, la république définitivement installée sur le cadavre du peuple, le froncé se moque de tout. Mais le cadavre social, français ou occidental, met du temps à pourrir, c’est tout.

Le sujet de cet essai c’est la réforme libérale voulue par Napoléon III :

« Cette prostration de l’esprit public ne devait point échapper à l’Empereur ; il n’entendait point sans doute régner sur des ombres. »

Le problème est qu’on a déjà une crise morale et religieuse : « toute idée religieuse était détruite, une haine sauvage animant les uns contre le culte de leur pays, une indifférence incurable formant chez les autres une sorte de plaie indolente ; les caractères étaient détrempés, les esprits avaient perdu tout ressort ; aussi l’art, qui n’est que l’expression d’une époque, était-il descendu au même niveau, montrant partout les froides empreintes d’un siècle sans génie ; la littérature avilie se traînait dans le ruisseau ; le théâtre, qui, lui aussi, est l’expression des mœurs, n’était plus qu’un réceptacle où l’ineptie donnait rendez-vous à la licence. »

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Après les fastes du romantisme la littérature décline ; il reste Flaubert et Baudelaire que l’on veut d’ailleurs envoyer en prison.

Comme Tocqueville ou Guénon – et même Jouvenel, Joly en veut à la monarchie d’avoir liquidé les Grands – les aristos ; on récolte la classe moyenne (qui se nourrit de l’Etat, explique Tocqueville) et la dictature bureaucratique ; haine pour la bourgeoisie :

« Le gouvernement de Louis XIV et celui de Richelieu furent étrangement imprévoyants, il faut en convenir, en favorisant sans mesure l’essor de la bourgeoisie : l’un en décapitant les restes de l’autocratie féodale, l’autre en ruinant la noblesse dans les fêtes et en l’asservissant au milieu du faste de sa cour. 1789 est le résultat final de leur politique. »

Effondrement du personnel politique :

« …en vain formait-on coalition sur coalition pour escalader le pouvoir et y faire arriver les plus agissants. Pas un homme solide ne se présentait en scène ; on ne voyait que des pygmées se montant sur le dos les uns des autres, et dégringolant aux grands éclats de rire de la foule. »

Joly, qui sous-estime la satanique résilience du bourgeois, éprouve plus de sympathie pour le peuple. Mais bon, le peuple: beaucoup d’appelés (sous les drapeaux), peu d’élus (à la Chambre !):

« Demandez donc aux masses déplorablement égarées de 48, si elles se sentaient incarnées dans la bourgeoisie comme le Saint-Esprit dans la Trinité. Non, la bourgeoisie n’est pas le peuple ; le peuple avec ses grands instincts, sa haute moralité, n’entend pas qu’on le confonde avec la bourgeoisie ; il veut être lui et il est lui, ne fût-ce que par cette distinction profonde qu’il n’a rien et que la bourgeoisie possède, qu’il vit de son travail quotidien et que la bourgeoisie est émancipée du labeur, qu’elle est parvenue et que lui cherche à parvenir… »

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L’abêtissement général est déjà une évidence (voyez mon texte sur Maxime du Camp) :

« Les beaux ouvrages dont une foule de rares génies ont doté la France sont bien plus connus à l’étranger qu’ils ne le sont en France, où personne ne les lit ; des livres pleins de frivolité, de sottises et quelquefois de turpitudes, sont seuls en possession de la faveur publique. »

On est déjà avec cet individu distrait et lâche, dont parlera Julius Evola :

« Mais ce qui est plus grave, c’est une absence de volonté, un défaut de persévérance, une mobilité qui fait tout entreprendre et tout quitter. Le moindre obstacle décourage, la moindre adversité terrasse. »

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Et nous sommes entourés de Macron et d’Attal – et de Dussopt :

« C’est plus que jamais le règne des petits hommes, des hommes d’antichambre, des hommes de coulisse ; il semble qu’une mystérieuse conspiration les pousse, les élève, les caresse, ce sont les mœurs du sérail. Où sont donc nos vertes franchises et notre vieil esprit gaulois ? »

Joly écrit même que « le peuple français n’ose plus moquer ouvertement tous ces Gitons... »

On essaie d’éviter le fisc (aujourd’hui seuls le peuvent les plus riches) : « la masse du public en France ne comprend seulement pas le principe de l’impôt ; on n’y satisfait qu’avec douleur ; pour beaucoup de gens, se soustraire aux charges de l’État n’est pas une mauvaise action, voler le gouvernement n’est pas voler, c’est reprendre son bien à un ennemi qui a toujours les mains dans vos poches. »

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Fin de l’opinion publique et des grands hommes :

« Non, je le répète, il n’y a pas d’opinion publique en France, je vais plus loin, je dis qu’il n’y a pas de libre-arbitre. À part quelques hommes qui se sont fait des principes et des idées personnelles à force d’étude et de méditation, le plus grand nombre vit sur une provision de lieux-communs qui passent de main en main comme de la monnaie. »

Avant la télé on est bien abruti par la presse. Car la galaxie Gutenberg aura fait de nous des couillons :

« Ce sont partout les mêmes mots, les mêmes phrases qui reviennent à l’oreille, et ces mots, ces phrases sont toutes faites depuis vingt ans. La Presse a habitué le public à prendre chaque jour sa pâtée d’idées toute formulées ; — voyez plutôt ce qui se passe : jamais le public ne jugera par lui-même un homme, un livre, une brochure ; la Presse lui dit : tel livre vient de paraître, c’est fort beau, il le lit ; la Presse lui dit : on joue ce soir telle pièce, c’est magnifique, il y court. Ainsi du reste. »

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Le public cocu reste content : « et ce qu’il y a de plus fort, le public est trompé, dupé, on se rit de lui en face il croit, il croit toujours ; il lui suffit que les choses soient imprimées, sa déconvenue de la veille ne lui dessille pas les yeux le lendemain. »

Le grand engourdissement est là pour durer :

« Mais il est douteux que le pays sorte si tôt de son engourdissement. Nul mouvement d’opinion n’a précédé ni suivi cette crise, l’atonie persiste en présence du remède le plus salutaire : c’est un symptôme que le siège du mal est profond. »

Sources :

https://fr.wikisource.org/wiki/La_Question_br%C3%BBlante

https://www.dedefensa.org/article/karl-marx-et-notre-etat...

https://www.dedefensa.org/article/gustave-flaubert-et-not...

https://www.dedefensa.org/article/chateaubriand-et-la-con...

https://www.dedefensa.org/article/maurice-joly-et-le-gouv...

https://www.dedefensa.org/article/bernanos-et-drumont-fac...

https://lesobservateurs.ch/2023/02/28/tocqueville-et-le-g...

https://www.dedefensa.org/article/maxime-du-camp-et-le-de...

 

 

 

 

 

 

 

 

mercredi, 15 mars 2023

Prôner la grève de l’électeur avec Octave Mirbeau

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Prôner la grève de l’électeur avec Octave Mirbeau

Sélection de Nicolas Bonnal

Depuis deux siècles et demi nous nous faisons escroquer, ruiner, remplacer, exterminer et priver de nos libertés par nos élus, maires et députés, ministres et présidents. Cette fois sur fond de russophobie et de Reset nous allons y passer pour de bon et être liquidés par nos élus et ceux qui les ont mis là - comme candidats (RN y compris). Prônons la seule grève générale et totale qui compta alors : celle de l'électeur. Par Octave Mirbeau, écrivain anarchiste ami de Léon Bloy et inspirateur de Luis Buñuel. Le jour des élections mettez les piquets de grève : pas d'élu, pas de génocide et pas de guerre ; pas d'élu, pas de misère ; pas d'élu, pas de lois ; pas d’élus, pas de reset et pas de dette.

Mirbeau (1888) :

Une chose m’étonne prodigieusement — j’oserai dire qu’elle me stupéfie, c’est qu’à l’heure scientifique où j’écris, après les innombrables expériences, après les scandales journaliers, il puisse exister encore dans notre chère France (comme ils disent à la Commission du budget) un électeur, un seul électeur, cet animal irrationnel, inorganique, hallucinant, qui consente à se déranger de ses affaires, de ses rêves ou de ses plaisirs, pour voter en faveur de quelqu’un ou de quelque chose. Quand on réfléchit un seul instant, ce surprenant phénomène n’est-il pas fait pour dérouter les philosophies les plus subtiles et confondre la raison ? Où est-il le Balzac qui nous donnera la physiologie de l’électeur moderne ? Et le Charcot qui nous expliquera l’anatomie et les mentalités de cet incurable dément ? Nous l’attendons.

Je comprends qu’un escroc trouve toujours des actionnaires, la Censure des défenseurs, l’Opéra-Comique des dilettanti, le Constitutionnel des abonnés, M. Carnot des peintres qui célèbrent sa triomphale et rigide entrée dans une cité languedocienne ; je comprends M. Chantavoine s’obstinant à chercher des rimes ; je comprends tout. Mais qu’un député, ou un sénateur, ou un président de République, ou n’importe lequel, parmi tous les étranges farceurs qui réclament une fonction élective, quelle qu’elle soit, trouve un électeur, c’est-à-dire l’être irrêvé, le martyr improbable, qui vous nourrit de son pain, vous vêt de sa laine, vous engraisse de sa chair, vous enrichit de son argent, avec la seule perspective de recevoir, en échange de ces prodigalités, des coups de trique sur la nuque, des coups de pied au derrière, quand ce n’est pas des coups de fusil dans la poitrine, en vérité, cela dépasse les notions déjà pas mal pessimistes que je m’étais faites jusqu’ici de la sottise humaine, en général, et de la sottise française en particulier, notre chère et immortelle sottise, ô chauvin !

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Il est bien entendu que je parle ici de l’électeur averti, convaincu, de l’électeur théoricien, de celui qui s’imagine, le pauvre diable, faire acte de citoyen libre, étaler sa souveraineté, exprimer ses opinions, imposer — ô folie admirable et déconcertante — des programmes politiques et des revendications sociales ; et non point de l’électeur « qui la connaît » et qui s’en moque, de celui qui ne voit dans « les résultats de sa toute-puissance » qu’une rigolade à la charcuterie monarchiste, ou une ribote au vin républicain. Sa souveraineté à celui-là, c’est de se pocharder aux frais du suffrage universel. Il est dans le vrai, car cela seul lui importe, et il n’a cure du reste. Il sait ce qu’il fait. Mais les autres ?

Ah ! oui, les autres ! Les sérieux, les austères, les peuple souverain, ceux-là qui sentent une ivresse les gagner lorsqu’ils se regardent et se disent : « Je suis électeur ! Rien ne se fait que par moi. Je suis la base de la société moderne. Par ma volonté, Floquet fait des lois auxquelles sont astreints trente-six millions d’hommes, et Baudry d’Asson aussi, et Pierre Alype également. » Comment y en a-t-il encore de cet acabit ? Comment, si entêtés, si orgueilleux, si paradoxaux qu’ils soient, n’ont-ils pas été, depuis longtemps, découragés et honteux de leur œuvre ? Comment peut-il arriver qu’il se rencontre quelque part, même dans le fond des landes perdues de la Bretagne, même dans les inaccessibles cavernes des Cévennes et des Pyrénées, un bonhomme assez stupide, assez déraisonnable, assez aveugle à ce qui se voit, assez sourd à ce qui se dit, pour voter bleu, blanc ou rouge, sans que rien l’y oblige, sans qu’on le paye ou sans qu’on le soûle ?

À quel sentiment baroque, à quelle mystérieuse suggestion peut bien obéir ce bipède pensant, doué d’une volonté, à ce qu’on prétend, et qui s’en va, fier de son droit, assuré qu’il accomplit un devoir, déposer dans une boîte électorale quelconque un quelconque bulletin, peu importe le nom qu’il ait écrit dessus ?… Qu’est-ce qu’il doit bien se dire, en dedans de soi, qui justifie ou seulement qui explique cet acte extravagant ? Qu’est-ce qu’il espère ? Car enfin, pour consentir à se donner des maîtres avides qui le grugent et qui l’assomment, il faut qu’il se dise et qu’il espère quelque chose d’extraordinaire que nous ne soupçonnons pas. Il faut que, par de puissantes déviations cérébrales, les idées de député correspondent en lui à des idées de science, de justice, de dévouement, de travail et de probité ; il faut que dans les noms seuls de Barbe et de Baïhaut, non moins que dans ceux de Rouvier et de Wilson, il découvre une magie spéciale et qu’il voie, au travers d’un mirage, fleurir et s’épanouir dans Vergoin et dans Hubbard des promesses de bonheur futur et de soulagement immédiat. Et c’est cela qui est véritablement effrayant. Rien ne lui sert de leçon, ni les comédies les plus burlesques, ni les plus sinistres tragédies.

Voilà pourtant de longs siècles que le monde dure, que les sociétés se déroulent et se succèdent, pareilles les unes aux autres, qu’un fait unique domine toutes les histoires : la protection aux grands, l’écrasement aux petits. Il ne peut arriver à comprendre qu’il n’a qu’une raison d’être historique, c’est de payer pour un tas de choses dont il ne jouira jamais, et de mourir pour des combinaisons politiques qui ne le regardent point.

Que lui importe que ce soit Pierre ou Jean qui lui demande son argent et qui lui prenne la vie, puisqu’il est obligé de se dépouiller de l’un, et de donner l’autre ? Eh bien ! non. Entre ses voleurs et ses bourreaux, il a des préférences, et il vote pour les plus rapaces et les plus féroces. Il a voté hier, il votera demain, il votera toujours. Les moutons vont à l’abattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils n’espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des Révolutions pour conquérir ce droit.

Ô bon électeur, inexprimable imbécile, pauvre hère, si, au lieu de te laisser prendre aux rengaines absurdes que te débitent, chaque matin, pour un sou, les journaux grands ou petits, bleus ou noirs, blancs ou rouges, et qui sont payés pour avoir ta peau ; si, au lieu de croire aux chimériques flatteries dont on caresse ta vanité, dont on entoure ta lamentable souveraineté en guenilles, si, au lieu de t’arrêter, éternel badaud, devant les lourdes duperies des programmes ; si tu lisais parfois, au coin du feu, Schopenhauer et Max Nordau, deux philosophes qui en savent long sur tes maîtres et sur toi, peut-être apprendrais-tu des choses étonnantes et utiles. Peut-être aussi, après les avoir lus, serais-tu moins empressé à revêtir ton air grave et ta belle redingote, à courir ensuite vers les urnes homicides où, quelque nom que tu mettes, tu mets d’avance le nom de ton plus mortel ennemi. Ils te diraient, en connaisseurs d’humanité, que la politique est un abominable mensonge, que tout y est à l’envers du bon sens, de la justice et du droit, et que tu n’as rien à y voir, toi dont le compte est réglé au grand livre des destinées humaines.

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Rêve après cela, si tu veux, des paradis de lumières et de parfums, des fraternités impossibles, des bonheurs irréels. C’est bon de rêver, et cela calme la souffrance. Mais ne mêle jamais l’homme à ton rêve, car là où est l’homme, là est la douleur, la haine et le meurtre. Surtout, souviens-toi que l’homme qui sollicite tes suffrages est, de ce fait, un malhonnête homme, parce qu’en échange de la situation et de la fortune où tu le pousses, il te promet un tas de choses merveilleuses qu’il ne te donnera pas et qu’il n’est pas d’ailleurs, en son pouvoir de te donner. L’homme que tu élèves ne représente ni ta misère, ni tes aspirations, ni rien de toi ; il ne représente que ses propres passions et ses propres intérêts, lesquels sont contraires aux tiens. Pour te réconforter et ranimer des espérances qui seraient vite déçues, ne va pas t’imaginer que le spectacle navrant auquel tu assistes aujourd’hui est particulier à une époque ou à un régime, et que cela passera. Toutes les époques se valent, et aussi tous les régimes, c’est-à-dire qu’ils ne valent rien. Donc, rentre chez toi, bonhomme, et fais la grève du suffrage universel. Tu n’as rien à y perdre, je t’en réponds ; et cela pourra t’amuser quelque temps. Sur le seuil de ta porte, fermée aux quémandeurs d’aumônes politiques, tu regarderas défiler la bagarre, en fumant silencieusement ta pipe.

Et s’il existe, en un endroit ignoré, un honnête homme capable de te gouverner et de t’aimer, ne le regrette pas. Il serait trop jaloux de sa dignité pour se mêler à la lutte fangeuse des partis, trop fier pour tenir de toi un mandat que tu n’accordes jamais qu’à l’audace cynique, à l’insulte et au mensonge.

Je te l’ai dit, bonhomme, rentre chez toi et fais la grève.

Octave Mirbeau.

(1888)

 

mercredi, 22 février 2023

Parution du n°459 du Bulletin célinien

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Parution du n°459 du Bulletin célinien

Sommaire :

Entretien avec Yoann Loisel 

La guerre, en vérité 

Une lettre de Paul Bonny à Céline [1961]

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Grand remplacement

Sous l’Occupation, Céline bénéficiait dans la presse collaborationniste du statut de “prophète”. C’est que, dans ses terribles brûlots d’avant-guerre, il avait prédit l’imminence du danger et le péril d’un conflit dans lequel la France serait entraînée. « Ne tirez pas sur le prophète » s’exclame, par exemple, Robert Brasillach en janvier 1942 lorsque des exemplaires des Beaux draps sont saisis en zone non occupée. Sera-t-il un jour considéré par certains comme le prophète du “grand remplacement” ? Certes il n’était pas le seul à s’inquiéter. « C’est une immense tragédie que la diminution de la race blanche, sa disparition… », confiait Paul Morand peu de temps avant sa mort. Au journaliste qui lui demandait pourquoi cette disparition l’affligeait particulièrement, il répondait tout uniment : « Parce que c’est ma race. » Dans un ouvrage savant consacré à ce sujet, on ne s’étonne pas de voir Pierre-André Taguieff consacrer tout un chapitre à Céline. Il est précisément intitulé : « La fin de la “race blanche” : Céline prophète ».  Truffé de nombreuses citations,  ce chapitre montre, si besoin était, que ce fut chez lui une préoccupation constante, non seulement à l’époque des pamphlets, mais jusqu’à la fin.

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Est-ce chez certains célinistes un sujet tabou ? Le simple fait d’avoir posé une question sur le racialisme célinien à un auteur dont le livre récent fait précisément le lien entre cette obsession et le sentiment de décadence a suscité chez lui des pudeurs de gazelle et le refus d’accorder un entretien. Dans le même ordre d’idées, ceux qui se disent soulagés de ne pas être confrontés à une telle thématique dans les romans d’après-guerre montrent qu’ils ne les ont pas bien lus. Ces livres, tout autant que les interviews de l’époque, fourmillent d’observations de ce genre. Le chapitre que nous propose Taguieff en constitue une sorte de florilège. « L’homme blanc est mort à Stalingrad » est une sentence qu’il prononce, à plusieurs reprises, au début des années soixante. Lorsqu’une journaliste du Monde lui demande ce qu’est, selon lui, le tragique de notre temps, la réponse fuse : « C’est Stalingrad. Ça, comme catharsis ! La chute de Stalingrad c’est la fin de l’Europe. Il y a eu un cataclysme. L’épicentre c’était Stalingrad. Là on peut dire que c’était fini et bien fini, la civilisation des Blancs. »

Son refus du métissage est tout aussi emblématique : « Le monde devient peu à peu comme le Brésil. Le grand mélange. Brasilia capitale du Monde. » Ambivalence toujours dans le cas de Céline : ailleurs, il précise : « Le métissage ne veut pas dire mauvaise santé. Il y a bien un peu de bizarrerie mentale, mais ce n’est pas gênant. Et çà a tout de même fait des Alexandre Dumas, des Pouchkine, des Leconte de Lisle, des Heredia, des Gaugin, et une immense partie du personnel artistique. » On aura compris que, pour lui, ces exceptions ne doivent pas constituer la loi générale. Pierre-André Taguieff affirme que les projections démographiques permettent de prévoir qu’à l’horizon 2050 les États-Unis deviendront un pays majoritairement non blanc. Nul doute que Céline eût été conforté dans ses prédictions par ce constat. Constat ne signifie pas théorie complotiste. Demeure la crainte d’une page qui se tourne. L’auteur, lui, tient à se tenir à égale distance de l’angélisme des adeptes du “politiquement correct” et du catastrophisme de ce qu’il nomme les “nationalistes exaltés”, qui dénoncent, écrit-il, l’« immigration-invasion ». Mais n’est-ce pas l’expression qu’utilisait, voici déjà trente ans, un ancien président de la République ?

• Pierre-André TAGUIEFF : Le grand remplacement ou la politique du mythe, Éditions de l’Observatoire, 2022, 328 p. (23 €)

jeudi, 16 février 2023

Femmes savantes, Harpagons, malades imaginaires: sur la prodigieuse actualité de Molière…

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Femmes savantes, Harpagons, malades imaginaires: sur la prodigieuse actualité de Molière…

Nicolas Bonnal

Dans mes deux livres Littérature et conspiration et Chroniques sur la Fin De l’Histoire j’ai essayé de dater les débuts du monde moderne. Je suis tombé d’accord avec Guénon (Crise du Monde moderne) pour jeter la coulpe au siècle de Louis XIV. Bien avant le bourgeois louis-philippard d’Audiard on a le bourgeois moliéresque, celui qui fait dire à George Dandin : - Tu l’as voulu, George Dandin, tu l’as voulu…

Le bourgeois de Molière est un idiot malmené par sa femme. Sa femme savante est déjà woke et hostile à la chair sous toutes ses formes : elle ne se rêve que gnostique et spirituelle. Elle est déjà en mode Reset. Elle hait l’homme qui la craint.

Ce bourgeois est un produit créé artificiellement; Fukuyama parle d’un produit fabriqué à l’époque de Hobbes sans doute pour s’accommoder d’une société matérialiste, athée, et d’un pouvoir digne du Léviathan. Taine dans ses Fables de La Fontaine a parlé aussi d’un produit bourgeois qui se développe avec les monarchies fortes. Et Marx comprend dans son Dix-Huit Brumaire que le bourgeois s’accommode d’un Etat fort parce qu’il transforme ses enfants en fonctionnaires et en retraités, tout en tapant sur les ouvriers: de Louis-Napoléon à Macron cela n’a guère changé.

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Molière a peut-être appartenu à des sociétés savantes ou semi-secrètes, libertines et matérialistes (pensez à Gassendi, Cyrano, Spinoza, à Descartes et ses animaux machines), mais il est surtout l’héritier des grands comiques grecs et romains qui dépeignent aussi une humanité tuméfiée par la vie en ville et l’Etat gréco-romain omniprésent (voyez mes textes sur Ibn Khaldun ou Fustel de Coulanges); et il pressent une sous-humanité présente et à venir, petite, avare, médiocre, vieille, bigote, crédule, fan de gazettes, fascinée par les aristos, les riches ou les VIP (bourgeois gentilshommes); c’est un monde limité et médiocre qui s’installe depuis le crépuscule du Moyen Age. Le pullulement des Tartufes et des hypocrites comme Don Juan – tous entourés d’Orgon crétinisés ou de Sganarelle guettant leurs gages – donne une vision claire du monde dénoncé plus tard par les romantiques ou les surréalistes.

Vers le milieu du Siècle dit Grand, les Grands perdent leur guerre (la Fronde); le baroque décline et devient classicisme. La muse soit apprendre à marcher droit. Comme dit Hugo dans une merveilleuse préface: les autres peuples disent Dante, Goethe, Shakespeare; nous disons Boileau. A la même époque D’Artagnan vieillit (c’est dans Vingt ans après) et devient un fonctionnaire à turbans. Il s’adonne dit Dumas à une méditation «transfenestrale» - tant il s’emmerde (1).

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Mais le couple plus génial de Molière c’est Géronte et c’est Harpagon, c’est nos vieillards génocidaires: Schwab, Biden, Soros ou Rothschild, les vieux de la vieille qui veulent nous mettre à la portion congrue, et qui se sont adjoint les services des Dorante et Scapin. Les racailles unies aux vieillards argentés, quelle aubaine...

Le reste est littérature.

Sources :

On verra que je suis cette transcendantale question depuis longtemps :

https://www.les4verites.com/societe/le-malade-de-moliere-...

https://www.dedefensa.org/article/comment-fukuyama-expliq...

https://lecourrierdesstrateges.fr/2022/07/08/lecons-liber...

https://lecourrierdesstrateges.fr/2022/07/21/lecons-liber...

https://www.amazon.fr/grands-auteurs-th%C3%A9orie-conspir...

https://www.amazon.fr/Chroniques-sur-lHistoire-Nicolas-Bo...

(1) « Ainsi étendu, ainsi abruti dans son observation transfenestrale (la télé ! La télé !), d’Artagnan n’est plus un homme de guerre, d’Artagnan n’est plus un officier du palais, c’est un bourgeois croupissant entre le dîner et le souper, entre le souper et le coucher ; un de ces braves cerveaux ossifiés qui n’ont plus de place pour une seule idée, tant la matière guette avec férocité aux portes de l’intelligence, et surveille la contrebande qui pourrait se faire en introduisant dans le crâne un symptôme de pensée. »

https://www.les4verites.com/societe/le-malade-de-moliere-et-les-depenses-de-sante

 

 

 

 

 

 

lundi, 16 janvier 2023

"Entretien avec Ionesco", redécouverte d'un penseur encombrant

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Livres

"Entretien avec Ionesco", redécouverte d'un penseur encombrant

par Riccardo Rosati

Source: https://www.barbadillo.it/75125-libri-intervista-con-ionesco-alla-riscoperta-di-un-pensatore-scomodo/?fbclid=IwAR0JqjRwt6WSOWtEKSjV71iUMUfSd0lQAXv12C6161yUQn9KRpBWw1mnJyA

Au printemps 1985, Rome a accueilli dans ses murs anciens et immortels Eugène Ionesco (1909-1994), le grand dramaturge français d'origine roumaine. L'auteur d'œuvres d'une importance cruciale pour le théâtre contemporain telles que La Leçon (1951) et Rhinocéros (1959) a accordé à cette occasion une interview pour le moins décisive à Giuseppe Grasso, spécialiste des lettres françaises, qui a eu la grande chance de pouvoir deviser à l'écrivain, alors âgé de 76 ans.  

Ionesco logeait dans ce qu'on appelle aujourd'hui le Grand Hôtel St. Regis, l'un des plus beaux, et non vulgairement luxueux, hôtels de la capitale. L'interview est parue en juin de la même année dans le journal romain Il Popolo dans une version très abrégée. Aujourd'hui, grâce également à la sensibilité culturelle de l'éditeur Solfanelli, des Abruzzes, cette conversation voit enfin le jour dans son intégralité, offrant aux chercheurs en lettres françaises - y compris l'auteur de ces lignes - et pas seulement, un document extrêmement important qui devrait être valorisé dans la recherche sur le terrain, car il offre une contribution qui nous apporte des données factuelles, c'est-à-dire ce qui fait le "sang et le corps" d'une recherche académique efficace et non auto-référentielle. 

Une conversation avec un grand auteur

Le texte dont nous parlons éclate comme un nuage d'où surgissent les mots sous la forme d'une quasi "tempête". Un raisonnement, celui que Grasso stimule chez Ionesco, plein de sollicitations pour le lecteur, composé de références, de noms et de lieux d'une géographie idéale, dessinant métaphoriquement une cartographie de l'horizon culturel composite de cette thématique, autant qu'un auteur talentueux. En outre, Ionesco n'a jamais eu peur d'exposer ses convictions, comme, par exemple, son manque de sympathie pour certaines positions socialistes et progressistes. C'était une "offense" grave dans la France - tout aussi grave, voire pire, dans l'Italie - de l'époque, où des écrivains tels que Philippe Sollers et Jean-Paul Sartre étaient, à notre avis, appréciés bien au-delà de leurs mérites littéraires simplement pour avoir pris ouvertement parti pour les gauches ; c'est-à-dire le parti qui, pendant des décennies, dans les bons salons d'Europe, a été considéré, sans la moindre critique, comme le seul et l'unique. De telles catégories idéologiques, comme on peut également le comprendre à la lecture de ce volume, ne convenaient pas à un artiste comme Ionesco, et il ne pouvait en être autrement dans le cas du véritable inventeur du "théâtre de l'absurde". 

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Si aujourd'hui cette longue conversation voit enfin le jour dans une version plus étendue, ce n'est pas par caprice de l'auteur, qui a mis la main à la pâte en reprenant les enregistrements originaux, mais en réponse à une particularité qui justifie sa re-proposition sous forme de livre: l'interview est un document et les pages qui la composent constituent un "texte", c'est-à-dire qu'elles donnent vie à une forme essayistique très particulière comme celle du "parlé", en l'occurrence sur le théâtre et la poétique de Ionesco, dont les mots étaient aussi inconfortables hier qu'aujourd'hui; nous ajouterons même que le monde globalisé craint l'intelligence, surtout quand elle est non-conformiste, et celle du notable dramaturge franco-roumain l'était certainement.

Le spécialiste chevronné ès-littérature française qu'est Grasso assume ici pleinement le rôle de l'intervieweur, réalisant qu'il s'adresse à un géant de la littérature, et qu'il fallait profiter de cette occasion, ce qu'il fait avec beaucoup de dévotion, sans toutefois faire un complexe d'infériorité. En fait, il est sûr de lui et pose des questions précises, sachant où "regarder", comment viser, à quoi s'attendre, malgré l'imprévisibilité de son interlocuteur pointu. Grasso sollicite le maître en face de lui sans aucun scrupule; il le marque, le presse, ne le ménageant que parfois, car il ne manque pas d'exprimer son désaccord ou de proposer des idées différentes. Mais lorsqu'il accepte d'être heureusement dépassé, il est déterminé à ramener un résultat concret, et c'est dans le caractère concret de la pensée exprimée par Ionesco que réside la qualité de cette publication, dûment élaborée par son éditeur. En substance, qu'est-ce qui en ressort ? Trois bonnes heures de conversation ! 

On découvre les pensées d'un écrivain "mal à l'aise".

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L'interview est un genre littéraire problématique. Aujourd'hui comme jamais auparavant, la capacité à poser des questions a été complètement perdue. On s'offusque ou, plus souvent encore, on se plie en quatre, on flatte sans vergogne, passant de ce qui serait un service culturel à un véritable service idéologisé. Heureusement, ce n'est pas le cas avec le livre de Grasso. Ionesco lui-même explique ce qui est peut-être la principale tâche de l'écrivain, à savoir "poser des questions" et non "proposer des solutions" (21).

Le texte s'ouvre sur une introduction très utile de la journaliste Simone Gambacorta, qui précise qu'il s'agit également d'un "livre de liaisons", car il établit des liens et indique des perspectives. Gambacorta rappelle avec force l'importance de savoir mener un entretien. Nous pouvons presque appeler cela un "sous-métier" du journalisme, qui ne se réalise pas simplement en posant des questions, mais ce qui compte c'est : "[...] avoir quelque chose à dire" (5). Et Ionesco parle, se confesse presque, tout en restant toujours solennel. De ses paroles, on comprend la raison qui a poussé Grasso à emprunter le sous-titre du texte à une œuvre de l'intellectuel roumain Emil Cioran (1911-1995): De l'inconvénient d'être né (1973). La citation ouverte de l'éditeur à cet auteur raffiné et, injustement, encore peu étudié, sanctionne avec acuité une parenté de désenchantement; comme l'atteste d'ailleurs le court essai de Ionesco A propos de Beckett, qui conclut le volume et n'en dit pas moins sur l'écrivain que sur l'auteur de En attendant Godot (1952).

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Ionesco et Beckett, unis par la même dénonciation inexorable, à la différence que le premier est plus "politique", tandis que le second est plus mental, comme l'explique également l'éditeur: "Par rapport à Beckett, dont le nihilisme apparaît beaucoup moins humoristique, centré avant tout sur le vide, Ionesco émet au contraire un cri étourdi face au vide, signalé par le rire" (29). Cette comparaison incite à mieux cadrer l'existentialisme de Ionesco qui, à la différence de son collègue irlandais, est vital, tendant à rejeter les raisonnements d'évasion: " La chose la plus absurde est d'être conscient que l'existence humaine est inacceptable... et, malgré tout, de s'y accrocher désespérément, conscient et affligé parce que destiné à perdre ce qu'on ne peut supporter [...]" (23).

Ainsi, l'inconvénient d'être chez Ionesco est une reconnaissance des choses, et non une "attente" stérile, bien que suggestive, comme nous le trouvons dans l'opus beckettien. À cet égard, Ionesco revendique légitimement, à notre avis, la paternité de ce que le critique et écrivain hongrois Martin Esslin (1918-2002) a défini pour la première fois comme le "théâtre de l'absurde". L'académie internationale, en revanche, a toujours désigné Beckett comme l'initiateur de ce courant littéraire, puisque les œuvres de Beckett ne visaient pas à ne rien raconter, mais faisaient plutôt du néant leur raison d'être. Pour sa part, Ionesco ne s'est jamais caché derrière "l'absurde"; au contraire, il s'en est servi comme d'un poinçon pour tenter de démêler le vide mental de l'âge moderne, ses nombreuses hypocrisies. Il va sans dire que, par le passé comme aujourd'hui, dire la vérité, peu importe de quelle manière, est considéré comme dangereux pour une certaine Pensée unique qui dirige l'Occident depuis des décennies. Ce système de pouvoir culturel a maintes fois changé de nom et de forme, mais son essence malveillante est restée intacte, et sans aucun scrupule, nous affirmons que de ce Mal, Ionesco se considérait fièrement comme un ennemi. 

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Ionesco, un anti-moderniste ?

Stylistiquement, on trouve dans le livre, surtout dans la partie qui précède l'interview, une sorte de contraste entre l'écriture de Grasso, avec une recherche parfois "baroque" de lemmes et l'alternance de phrases courtes et longues, qui est alors l'une des prérogatives d'un titan comme Joseph Conrad, et tout le monde ne peut pas être lui, dirions-nous, avec l'exactitude des réponses de Ionesco. Cependant, au final, le résultat global est fondamentalement harmonieux et la lecture est agréable. En outre, l'éditeur a le mérite, ainsi que le courage, de cadrer les idées de Ionesco dans une perspective que l'on pourrait qualifier de traditionaliste: "[...] l'homme, désarticulé de la transcendance, est un être englouti par les sables mouvants de l'insignifiance et du dérisoire, riche de ses déguisements, de ses soucis, de ses mesquineries" (22). Tout cela nous incite à poser de nouvelles bases dans l'étude de cet écrivain, c'est-à-dire une évaluation critique de Ionesco comme l'un de ces nombreux antimodernes dignes de ce nom dont les positions humaines et politiques ont été délibérément mal comprises.

La force de ce dramaturge, ce qui l'a rendu parfois impopulaire dans certains milieux, est que "son" vide n'en est pas un, puisqu'il est empreint d'un scepticisme structuré, à tel point que le terme "absurde" n'est utile que pour définir sa forme, mais pas son essence, si l'on considère, comme l'explique Grasso, qu'avec le théâtre Ionesco entendait : "[...] dénoncer, sans fausse modestie, la crédulité et l'absurdité de la condition humaine, vues comme les plaies [sic ! ] endémiques de l'homme bourgeois moyen" (22). 

Entretien avec Ionesco pourrait presque être jugé comme un livre "méta-théâtral", le prologue critique de l'éditeur préparant le lecteur à l'action théâtrale, tout comme dans les textes dramaturgiques, lorsqu'au début de chaque acte est décrite la scène dans laquelle les personnages vont évoluer. Et cet entretien qui prend la forme d'une pièce de théâtre se déroule en un seul acte, dans la confrontation verbale entre deux protagonistes isolés du reste du monde, rappelant paradoxalement le style de son "rival" Beckett.

Néanmoins, ce livre a aussi sa propre valeur pour la recherche, étant un excellent "outil" pour saisir la littérature française tout court, permettant d'aborder avec profit la lecture et la compréhension de cet auteur. Le "ton" de l'interview que Grasso recueille peut se résumer à l'hostilité bien connue de Ionesco envers Victor Hugo: "Il reste donc sa vie, sa grande éloquence, qui m'a toujours irrité et énervé, sa grande vanité littéraire; et le grand homme parfait, c'est-à-dire la "nullité" faite personne" (37). Une fois de plus, le dramaturge se montre sans fausse modestie, allant s'attaquer à l'une des plus pompeuses des idoles littéraires transalpines, car il possédait une sorte de "mauvaise intelligence", une caractéristique qui a fait la grandeur de Louis-Ferdinand Céline, et qui fait qu'il n'a pas peur des canons et des jugements.

Ainsi, cette rencontre à Rome il y a des années nous rappelle que l'opinion est quelque chose qui nous accompagne toujours, même si nous essayons souvent de la cacher avec crainte ou, pire encore, avec hypocrisie. Si, en revanche, on a l'intention de la jeter à la face du monde, comme Ionesco l'a fait avec ses œuvres et ses idées, alors il faut en être capable; en d'autres termes, être à la hauteur de ses idées préconçues et de ses idiosyncrasies. 

Il en va de même pour les positions politiques particulières de Ionesco, que Grasso encadre parfaitement en le décrivant comme un "démonteur de faux mythes" (31), notamment du communisme. C'est une autre raison pour laquelle il n'est pas apprécié par l'intelligentsia européenne qui, depuis des décennies, contribue à démolir tous les piliers de la culture du Vieux Continent. Nous partageons également les réflexions de Gambacorta dans sa présentation, qui nous incitent à redéfinir Ionesco une fois pour toutes comme un antimoderne: "[...] il savait bien comment la véritable perversion globale consistait en la prévalence de l'historique sur le métaphysique [...]" (6). Ce n'est donc pas une coïncidence si l'écrivain considérait que le "réalisme", qui est le vieux dogme de la gauche, était presque pernicieux, étant synonyme d'"engagement"; un mot en soi vide et canalisant souvent des imbroglios intellectuels et des mensonges: "La littérature réaliste est complètement fausse parce qu'elle tend à s'immiscer dans la démonstration" (11). Tout ceci devrait suggérer l'inclusion de Ionesco dans les rangs de ces penseurs anti-système d'origine roumaine tels que Cioran, Camilian Demetrescu et Mircea Eliade, déjà mentionnés, à qui nous devons une puissante défense d'une culture solide, mais non immuable, et profondément spirituelle. 

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En résumé, Gambacorta fait à nouveau allusion de manière suggestive à une "consonance esthétique" (10) entre l'interviewé et l'intervieweur dans ce petit volume savant où il nous incite à considérer la vie essentiellement comme une tromperie divine, un concept nodal dans la vision du monde de Ionesco. Pour comprendre le grand auteur franco-roumain, il est peut-être utile de le juxtaposer une fois de plus à son collègue irlandais, et le fait que Beckett soit néanmoins présent dans ce texte est un grand enrichissement, afin d'avoir une idée complète du Théâtre de l'Absurde. Ainsi, Ionesco exprime, a de la vigueur; tandis que Beckett laisse ponctuellement planer un doute qui prend la forme d'une attente qui sent souvent la maladie, proposant un théâtre certes de grande qualité, mais à sa manière exécrable.

À l'inverse, Eugène Ionesco, malgré sa désillusion sur le sens même de la vie, nous apparaît comme tout sauf renonçant. En effet, en parfait antimoderne, il était peu attaché à l'existence en tant que fait matériel, mais ne s'est certainement pas ménagé dans la lutte contre les mensonges du progrès. 

Giuseppe Grasso, Intervista con Ionesco - L'inconveniente di essere nati  (avec un essai de l'auteur sur Beckett), Chieti, Solfanelli, 2017.

dimanche, 15 janvier 2023

Parution du n°458 du Bulletin célinien

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Parution du n°458 du Bulletin célinien

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La biographie de Gen Paul 

Rentrée scolaire 1900, rue de Louvois 

Un dessinateur inattendu de Voyage. Le sculpteur Alfred Bottiau 

L.-F. Céline sur Internet 

Quand Charles Plisnier revenait sur son engouement pour Voyage au bout de la nuit.

 

Fariboles

On se souvient qu’à l’occasion du 30e anniversaire de la mort de Brasillach, l’historien Pascal Ory, partisan résolu de l’abolition de la peine de mort, avait déclaré qu’en février 1945, il aurait volontiers « figuré parmi les douze hommes qui exécutèrent au petit matin le condamné Robert Brasillach »¹. Pierre-Yves Rougeyron, militant de droite souverainiste, fait tout aussi bien. Faisant allusion au sort des manuscrits de Céline à la Libération, il clame : « Il fallait lui laisser ses œuvres, il fallait pas les piquer. C’est lui qu’il fallait pendre. C’est là où je suis très gaulliste : moi, je touche pas aux œuvres, c’est aux hommes que je touche. »². Cet épurateur au petit pied comprend-il que si l’on avait liquidé Céline en 1944, nous eussions été privés d’une grande part (et non la moindre) de son œuvre ?  Mais cet admirateur éperdu de Malraux n’en a certainement cure. Quant à l’auteur des Quatre jeudis, notre justicier à rebours ne fait pas davantage dans la dentelle : « Brasillach, je l’aurais flingué de mes mains. » [sic]. Vouant aux gémonies tous les écrivains de la Collaboration, sait-il que son idole voyait en Drieu la Rochelle « l’être le plus noble » qu’il ait jamais connu ? Mais un militant obtus peut-il comprendre ce genre de paradoxe ? Malraux forçait peut-être même son talent en déclarant que « Drieu n’a jamais trahi la France, même sous l’Occupation. »  Rougeyron s’en remettra-t-il ?

Sur cette période, bien des légendes circulent. Et il arrive que l’on parvienne à en créer de nouvelles dès lors que certaines affabulations sont reprises. Dans un livre récent, un prétendu historien – il n’en a pas la formation – affirme que « depuis l’arrivée des occupants, [Céline] ne cesse d’envoyer des lettres à l’ambassade d’Allemagne ou à la Wehrmacht [sic], par lesquelles il exige un durcissement des mesures raciales. »³. La seule correspondance adressée à un officiel allemand  que l’on  connaisse est celle adressée à son ami Epting, directeur de l’Institut allemand, où il ne demande rien de ce genre. À moins que l’auteur ne détienne une correspondance inédite de Céline à Otto Abetz ainsi qu’à quelque hiérarque de l’armée allemande ? Passons…

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Dans le genre bobard étincelant, signalons aussi une vidéo sur Gen Paul dans laquelle une “spécialiste”4 affirme ceci : «  L’amitié entre Paul et Céline a probablement été l’une des plus importantes dans la vie des deux hommes, mais elle est devenue de plus en plus difficile, lorsque Céline s’est engagé à promouvoir ses idées plus que controversées, qui engendrera la rupture entre les deux hommes. » Vous pouvez me croire : la dame prononce cette phrase sans ciller. Comme on le sait, la rupture qu’elle évoque intervint bien après que Gen Paul eut accompagné Céline à l’ambassade d’Allemagne (février 1944), et auparavant à Berlin (mars 1942).  Ignore-t-elle  aussi que,  cette même année 42, l’artiste illustra Voyage et Mort à crédit ? Étonnant pour une experte en œuvres artistiques… Que n’a-t-elle lu, avant son exposé, la biographie de Gen Paul par Jacques Lambert qui vient d’être rééditée.

Notes:

  1. (1) Pascal Ory, « Apologie pour un meurtre », Le Monde, 6 février 1975.
  2. (2) Entretien de Pierre-Yves Rougeyron avec Élie Thomas et Sophie De Malta, Les Inactuels, 25 novembre 2022
  3. (3) Christophe Bourseiller, Ils l’appelaient “Monsieur Hitler” (L’histoire méconnue des nazis français, 1920-1945), Perrin, 2022.
  4. (4) Élodie Couturier, « Gen Paul, le gamin de Montmartre à New York. Sa cote en vente aux enchères », Expertisez.com, 1er décembre 2022.
 

vendredi, 09 décembre 2022

Parution du numéro 457 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 457 du Bulletin célinien

Sommaire :

2022-12-BC-Cover.jpgLondres : splendeur et misère des courtisanes

Guerre traduit en créole

Londres face à la critique

Entretien avec Émeric Cian-Grangé 

Notre Rabelais [1939]

Maurice Nadeau, troisième service.

 

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Inédits

La parution du second manuscrit inédit, Londres, a suscité beaucoup de commentaires dont nous rendons compte dans ce numéro. Certains estiment que ces textes n’auraient pas dû être publiés. C’est le cas de Yann Moix, par ailleurs admirateur de l’écrivain, qui reproche, d’une part, à Gallimard d’avoir cédé aux pressions relatives à la réédition des pamphlets, et, d’autre part, d’avoir édité « de manière tout à fait cynique un roman de Céline qui est, en fait, un brouillon de brouillon de brouillon [sic] de Voyage au bout de la nuit. » Ce qui, selon lui, « abîme la réputation de Gallimard pour très longtemps. »¹ Il évoquait alors uniquement Guerre, le second inédit n’étant alors pas encore paru. Et faisait sienne l’hypothèse (fallacieuse) selon laquelle ce texte date de 1932.  Accusation absurde :  d’un auteur majeur, on souhaite tout connaître, même les brouillons qui, sans être destinés à la publication en l’état, apportent un éclairage inédit sur une période d’écriture féconde. Nul doute que si Moix était édité par Gallimard, il serait moins intransigeant. Henri Godard a raison de rappeler que l’œuvre proprement dite est constituée des romans que Céline a publiés lui-même, le reste étant à considérer comme des documents de genèse. Ce qui est précisément bien le cas des deux inédits qui sont apparus. Tout au plus pourrait-on reprocher à Gallimard de les avoir édités dans la fameuse collection “Blanche”, et non pas, par exemple, dans les Cahiers Céline où ils auraient eu naturellement leur place.

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Mais va-t-on reprocher à une maison d’édition, qui est aussi une entreprise commerciale, de rentabiliser au mieux deux inédits d’un de ses écrivains-phares ? Affirmer, par ailleurs, que ces textes n’auraient dû trouver leur place qu’en annexe d’une édition de la Pléiade est faire bon marché de l’exigence économique la plus élémentaire, d’autant que Guerre s’est déjà vendu à plus de 150.000 exemplaires. Le reproche émane, cette fois, de l’universitaire italien Pierluigi Pellini². Selon lui, le fait de publier ces textes comme des romans à part entière fausse la réception de l’œuvre. Désormais, dit-il, des milliers de personnes n’ayant jamais lu Voyage au bout de la nuit ou Guignol’s band auront lu Guerre et Londres qui leur donneront une fausse image de l’écrivain. Cette appréciation est-elle fondée ? Il faudrait pouvoir vérifier que les nombreux acheteurs de ces inédits sont majoritairement de nouveaux lecteurs découvrant l’œuvre de Céline et non pas d’anciens lecteurs qui s’y replongent. Dans un article récent,  un journaliste  a relevé  qu’en quatre mois, de mai à août 2022, les ventes en collection de poche (Folio) ont déjà augmenté de 50 % par rapport à l’année dernière³. Chaque année, Gallimard vend environ 20.000 exemplaires (en poche) des livres de Céline. Or, cette année le chiffre de 30.000 a déjà été atteint. La parution de ces inédits fait donc, au contraire, naître un nouvel intérêt pour l’œuvre. Le même universitaire italien critique aussi « une sorte de fétichisme où chaque page, chaque brouillon devient un objet sacré pour adeptes du culte célinien ». Mais n’en va-t-il pas de même pour Proust dont on commémore cette année le centième anniversaire de la mort ?4 C’est le lot de tous les écrivains importants et c’est bien naturel. Fétichisme bien partagé…

  1. (1) « Entretien sans tabou avec Yann Moix », Le Crayon, automne 2022 [sur you tube]
  2. (2) Pierluigi Pellini et Giulia Mela, « “Les lecteurs de Londres auront une image fausse de Céline” » (propos recueillis par Florent Georgesco), Le Monde, 21 octobre 2022.
  3. (3) François-Guillaume Lorrain, « La seconde vie de Céline en librairie », Le Point, 13 octobre 2022.
  4. (4) Marcel Proust, Les soixante-quinze feuillets et autres manuscrits inédits, Gallimard, 2021, 384 p.

Louis-Ferdinand Céline et le grand esprit humanitaire occidental

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Louis-Ferdinand Céline et le grand esprit humanitaire occidental

Nicolas Bonnal

Tout le monde comprend peu à peu la farce humanitaire : il y a la victime qui compte et celle qui ne compte pas (russe, palestinienne, etc.) ; il y a la cible qui compte et celle qui ne compte pas. Mais tout cela se base sur un culte humanitaire né au XVIIIème siècle et appliqué depuis bien longtemps. Flaubert le voit venir dans son Dictionnaire et dans sa Correspondance : l’humanité occidentale (il n’y a d’humanité qu’occidentale) se rend un culte ; aujourd’hui elle veut même se sacrifier en sacrifiant sa consommation en carbone. Elle en devient christique, la pauvre.

Ce culte implacable et dictatorial veut aujourd’hui nous empêcher de manger, de rouler, d’être soignés. Les médias s’en foutent ou célèbrent. Il y aura les dieux du capitalisme financier qui circuleront en jet pour célébrer la Gaia et les idiots qui grelotteront en regardant Netflix et LCI. Mais il y aussi une grosse et mondiale bureaucratie humanitaire ou autre qui va être payée plus ou moins maigrement pour contrôler et réduire le troupeau de pollueurs.

Céline en avait marre déjà du culte humanitaire ; et il avait compris son fonctionnement bureaucratique avec comme objectif la retraite, idole de la classe moyenne décriée par Guénon ou Tocqueville ; et ce surdoué de la colère écrit dans Bagatelles :

« Je vous le prédis, c'est écrit, la mère des Apôtres est pas morte. Le monde est encore plein de martyrs qui crèvent au fond des ergastules du désir de nous libérer, et puis d'être "titularisés" par la même aubaine dans des fonctions pas fatigantes, d'un ministère ou d'un autre, avec une retraite. Jamais on n'a vu tant d'Apôtres, comme de nos jours, retraités. Le front commun à cet égard, c'est qu'une petite répétition, une petite avance sur l'avenir...

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Mais il y a un diable humanitaire. C’est lui qui détruit l’Occident entre autres avec son écologie ou sa nouvelle et très folle doctrine du sexe ; et Céline s’en moque déjà dans les Beaux draps :

« Je connais le plus honnête homme de France. Il se donne un mal ! Il se dépense ! Il est maître d’école à Surcy, à Surcy-sur-Loing. Il est heureux qu’au sacrifice, inépuisable en charité. C’est un saint laïque on peut le dire, même pour sa famille il regarde, pourvu que l’étranger soit secouru, les victimes des oppressions, les persécutés politiques, les martyrs de la Lumière. Il se donne un mal ! Il se dépense ! Pour les paysans qui l’entourent c’est un modèle d’abnégation, d’effort sans cesse vers le bien, vers le mieux de la communauté. »

Le problème de ces humanitaires c’est qu’ils ne s’arrêtent jamais :

« Secrétaire à la Mairie, il ne connaît ni dimanche ni fête. Toujours sur la brèche. Et un libre d’esprit s’il en fut, pas haineux pour le curé, respectueux des ferveurs sincères. Faut le voir à la tâche ! Finie l’école… à la Mairie !... en bicyclette et sous la pluie… été comme hiver !... vingt-cinq, trente lettres à répondre !... L’État civil à mettre à jour… Tenir encore trois gros registres… Les examens à faire passer… et les réponses aux Inspecteurs… C’est lui qui fait tout pour le Maire… toutes les réceptions… la paperasse… Et tout ça on peut dire à l’oeil… C’est l’abnégation en personne… Excellent tout dévoué papa, pourtant il prive presque ses enfants pour jamais refuser aux collectes… Secours de ci… au Secours de là… que ça n’en finit vraiment pas… À chaque collecte on le tape… Il est bonnard à tous les coups… Tout son petit argent de poche y passe… Il fume plus depuis quinze ans… Il attend pas que les autres se fendent… Ah ! pardon ! pas lui !... Au sacrifice toujours premier !... »

Céline dresse hilare la liste des êtres de lumière à secourir partout et surtout nulle part :

« C’est pour les héros de la mer Jaune… pour les bridés du Kamtchatka… les bouleversés de la Louisiane… les encampés de la Calédonie… les mutins mormons d’Hanoï… les arménites radicaux de Smyrne… les empalés coptes de Boston… les Polichinels caves d’Ostende… n’importe où pourvu que ça souffre ! « 

Notre agité du bocal (un instit’ maçon donc) s’agite toujours :

« Y a toujours des persécutés qui se font sacrifier quelque part sur cette Boue ronde, il attend que ça pour saigner mon brave ami dans son coeur d’or… Il peut plus donner ? Il se démanche ! Il emmerde le Ciel et la Terre pour qu’on extraye son prisonnier, un coolie vert dynamiteur qu’est le bas martyr des nippons… Il peut plus dormir il décolle… Il est partout pour ce petit-là… Il saute à la Préfecture... Il va réveiller sa Loge… Il sort du lit son Vénérable… Il prive sa famille de 35 francs… on peut bien le dire du nécessaire… pour faire qu’un saut à Paris… le temps de relancer un autre preux… qu’est là-bas au fond des bureaux… qu’est tout aussi embrasé que lui question la tyrannie nippone… »

Nos possédés sont prêts à crever pour la cause (penser au pauvre climat pourtant si froid en ce moment, à la guerre contre la Chine ou la Russie) :

« Ils vont entreprendre une action… Il faudra encore 500 balles… Il faut des tracts !… Il faut ce qu’il faut !… On prendra sur la nourriture… il compte plus ses kilos perdus… Il rentre au bercail… il repasse à l’action… prélude par une série de causeries… qui le font très mal voir des notables… Il va se faire révoquer un jour… Il court à la paille… En classe il souffre pour ne rien dire… Tout de même il est plein d’allusions surtout pendant l’Histoire de France… »

Ce texte tordant est dans les Beaux draps (je ne mets pas de lien, trouvez-le).

Bernanos a parlé de la colère des imbéciles. Elle va durer des siècles cette colère des imbéciles. Jusqu’à totale extinction de nos feux.

https://www.amazon.fr/Louis-Ferdinand-C%C3%A9line-pacifis...

 

 

 

mardi, 15 novembre 2022

Parution des numéros 455 et 456 du Bulletin célinien

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Parution des numéros 455 et 456 du Bulletin célinien

N°455:

Sommaire :

2022-10-BC-Cover.jpgHommage à Robert Le Vigan [1972 – 2022] 

Le Vigan à Montmartre 

Rencontre avec Le Vigan (1939) 

Une amitié épistolaire 

Propos d’exil 

Le procès de Le Vigan 

À Fresnes

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Céline et les historiens

Les historiens, qui n’aiment guère Céline, sont rarement d’accord entre eux. « Céline a été un collaborateur enthousiaste de l’Allemagne nazie », déclare Pierre-André Taguieff¹. Ce n’est pas l’avis de Pascal Ory qui évoque « une collaboration hypocondriaque »². Divergence aussi quant au jugement du 21 février 1950 : « Le jugement qui le sanctionne est d’une sévérité extrême », constate Anne Simonin³. Pas du tout, affirme sa consœur Odile Roynette observant que « le verdict de la Cour de Justice s’avéra indulgent »4. À cet égard, elle commet une erreur dans le livre qu’elle lui a consacré : Céline a été uniquement condamné  au titre de l’article 83-4 du Code pénal (pour “actes de nature à nuire à la défense nationale”), et non du fait de ses prises de position antisémites (p. 177). La même cite Drieu la Rochelle et Brasillach, « anciens combattants de la Grande Guerre, comme Céline » (p. 243). Apprenons lui que Brasillach avait cinq ans en 1914 et que son père mourut au combat. Il est assez étonnant que ces historiennes, rigoureuses l’une et l’autre, commettent de telles erreurs. Ainsi, Simonin affirme avec force que la seule fois où Céline utilise une note infrapaginale, c’est dans Les Beaux draps. Or il recourt à ce procédé dans Semmelweis [1936, éd., p. 89]  et dans L’École des cadavres. (p. 35).  Les allégations erronées sont une chose, les commentaires où perce de manière constante le dénigrement en sont une autre. À propos de la guerre de Louis Destouches, Roynette évoque des « actes prétendument héroïques » et dresse, au fil des pages, le portrait d’un homme humainement peu fréquentable, affabulateur médiocre et calculateur. Il s’agit surtout de tenter de démontrer que sa blessure n’était pas si grave et que Destouches aurait logiquement dû retourner au combat au lieu de « s’embusquer » à Londres. Simonin renchérit et évoque « une médaille [militaire] que Céline a obtenue sans qu’on sache comment [sic]. »Et de faire l’amalgame entre Louis Destouches et le narrateur de Guerre pour mieux discréditer le premier. Bien entendu, elle est hostile à la réédition des pamphlets, ne comprenant pas cette « insistance à revisiter la bibliothèque antisémite française. » Or ce corpus est abondamment commenté ici et là : ne serait-il pas utile qu’il soit autant accessible que les explications le concernant ? On s’étonne qu’un historien ne veuille résoudre ce paradoxe. On peut aussi se demander si celui-ci est dans son rôle lorsqu’il adopte de manière constante une rhétorique moralisatrice même quand la conduite de Louis Destouches est exempte de tout reproche, comme ce fut assurément le cas en 1914. Pas que les historiens.  Ainsi, un lecteur de L’Express, domicilié à Courbevoie (!), déplore que, dans un article consacré à Guerre, il ne soit pas rappelé que Céline « fut aussi collaborationniste, antisémite et frappé d’indignité nationale »6. Ce lecteur est-il également déçu lorsqu’un article sur Aragon ne rappelle pas ses turpitudes  staliniennes ?  Étant entendu que les dévoiements de l’un n’excusent pas ceux de l’autre.

  1. (1) Pierre-André Taguieff : « Céline a été un collaborateur enthousiaste de l’Allemagne nazie », Figarovox / Tribune, 14 décembre 2018.
  2. (2) Pascal Ory, Les Collaborateurs, 1940-1945 [réédition du livre paru en 1977] in Pascal Ory, Ce côté obscur du peuple (Lectures pour les temps de catastrophe), Bouquins éditions, 2022, p. 657-660.
  3. (3) Anne Simonin, « Céline a-t-il été bien jugé ? » in L’Histoire [dossier sur “Le procès Céline”], n° 453, novembre 2018, pp. 36-49.
  4. (4) Odile Roynette, Un long tourment. Louis-Ferdinand Céline entre deux guerres (1914-1945), 2015.
  5. (5) Anne Simonin, « Céline à découvert », L’Histoire, n° 499, septembre 2022.
  6. (6) « Courrier », L’Express, 19 mai 2022.

N°456

Sommaire :

2022-11-BC-Cover.jpgEntretien avec Frédéric Hardouin –

Deux points de vue inattendus sur Guerre – 

Le cas Thibaudat –

Yvon Morandat –

Héritage –

Les Hussards, suite et fin –

“Martynabe” persiste mais ne convainc pas.

Réactionnaire ?

Au départ, il s’agit d’une thèse de doctorat : “Le style réactionnaire : positions de la droite littéraire française sur la langue et le style au XXe siècle ». Ayant à y revenir afin de l’adapter pour l’édition, son auteur ne cache pas que cela lui a procuré « un sentiment nauséeux » [sic]¹. Une plongée dans l’œuvre de Bernanos, Marcel Aymé, Paul Morand, Antoine Blondin, Jacques Laurent, pour ne citer qu’eux, est-elle de nature à susciter cette réaction répulsive ? Pour ce jeune universitaire qui traque les menées de la Réaction dans les lettres, c’est assurément le cas.  Et lorsqu’un bas-bleu lui demande si prendre du plaisir à lire Céline fait d’elle une réactionnaire qui s’ignore, il recommande « de lire du Sartre pour se laver un peu l’esprit »². C’est que pour ce jeune universitaire, animateur d’un séminaire “Lectures de Marx”, il s’agit de combattre l’idée selon laquelle les réactionnaires sont de grands stylistes irréprochables. Ce livre rappelle irrésistiblement celui de l’inénarrable Daniel Lindenberg qui, dans son Rappel à l’ordre : enquête sur les nouveaux réactionnaires (2002) fustigeait déjà Houellebecq mais aussi Philippe Muray. Si Berthelier ne lui accorde pas un chapitre entier, il consacre tout de même quelques pages à Céline, histoire de tancer au passage ses « idées exterminatrices ». Peu importe que les exégètes céliniens les moins complaisants à son égard, tels Godard ou Tettamanzi, répètent à l’envi qu’il n’y a pas chez lui d’appel au meurtre des juifs.

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Berthelier maîtrise manifestement mal ce sujet. Si l’on trouve des tropismes réactionnaires chez Céline, il ne peut de toute évidence être réduit à ça. La Réaction étant ce qui s’oppose au progrès social, cela cadre mal avec les réformes proposées, par exemple, dans Les Beaux draps. En réalité, vouloir enfermer Céline dans un carcan (conservateur, fasciste ou anarchiste) s’avère une impasse. Il apparaît davantage comme un hapax que comme un échantillon représentatif des écrivains de droite. Précisément en raison du style. Dans sa Poétique de Céline, Henri Godard affirme que son écriture est à contre-courant de son idéologie, le plaisir que procure au lecteur le style célinien ayant un pouvoir libérateur. Lequel serait en opposition avec un fascisme de l’ordre réprimant les instincts³. Ce qu’avait contesté, on s’en souvient, Marie-Christine Bellosta qui estime au contraire que son style est  en phase  avec cette idéologie dans la mesure où elle se présente précisément comme un triomphe de l’instinctif sur l’intellectualité4. Il est exact que la droite révolutionnaire a souvent utilisé les ressources de la verve populaire. Mais est-ce typiquement “fasciste” ? On retrouve des procédés analogues chez Hébert, le créateur du Père Duchesne. Rendant compte du livre de Berthelier, un critique en arrive même à se demander s’il faut considérer le lyrisme célinien comme le véhicule de son fascisme (!)5. Tout cela est grotesque. Sur son site internet, l’auteur clame que son livre mérite d’être acheté.  On n’est jamais mieux servi que par soi-même.

• Vincent BERTHELIER, Le style réactionnaire (De Maurras à Houellebecq), Éditions Amsterdam, 2022, 385 p. (22 €)

  1. (1) Entretien de Julien Théry avec l’auteur dans l’émission “On s’autorise à penser”, Le Média, septembre 2022.
  2. (2) Entretien de Louisa Yousfi avec l’auteur dans l’émission “Dans le texte”, www.hors-série.net, 3 septembre 2022.
  3. (3) Henri Godard, Poétique de Céline, Gallimard, coll. “Bibliothèque des idées”, 1985.
  4. (4) Marie-Christine Bellosta, Céline ou l’art de la contradiction (Lecture de Voyage au bout de la nuit), P.U.F., 1990.
  5. (5) Jean-Louis Jeannelle, « Vous n’avez pas le monopole du style », Le Monde, 9 septembre 2022.

mardi, 04 octobre 2022

Edward Bernays et Louis-Ferdinand Céline face au conditionnement moderne

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Edward Bernays et Louis-Ferdinand Céline face au conditionnement moderne

par Nicolas Bonnal

Avant d’étudier Bernays, on rappellera Céline. Apparemment, tout les oppose, mais sur l’essentiel ils sont d’accord : le monde moderne nous conditionne !

« Nous disions qu'au départ, tout article à "standardiser": vedette, écrivain, musicien, politicien, soutien-gorge, cosmétique, purgatif, doit être essentiellement, avant tout, typiquement médiocre. Condition absolue. Pour s'imposer au goût, à l'admiration des foules les plus abruties, des spectateurs, des électeurs les plus mélasseux, des plus stupides avaleurs de sornettes, des plus cons jobardeurs frénétiques du Progrès, l'article à lancer doit être encore plus con, plus méprisable qu'eux tous à la fois. »

Bernays… C’est un des personnages les plus importants de l’histoire moderne, et on ne lui a pas suffisamment rendu hommage ! Il est le premier à avoir théorisé l’ingénierie du consensus et la définition du despotisme éclairé. Reprenons Normand Baillargeon :

Edouard Bernays est un expert en contrôle mental et en conditionnement de masse. C’est un neveu viennois de Freud, et comme son oncle un lecteur de Gustave Le Bon. Il émigre aux États-Unis, sans se préoccuper de ce qui va se passer à Vienne... Journaliste (dont le seul vrai rôle est de créer une opinion, de l’in-former au sens littéral), il travaille avec le président Wilson au Committee on Public Information, au cours de la première Guerre Mondiale. Dans les années Vingt, il applique à la marchandise et à la politique les leçons de la guerre et du conditionnement de masse ; c’est l’époque du spectaculaire diffus, comme dit Debord. A la fin de cette fascinante et marrante décennie, qui voit se conforter la société de consommation, le KKK en Amérique, le fascisme et le bolchévisme en Europe, le surréalisme et le radicalisme en France, qui voit progresser la radio, la presse illustrée et le cinéma, Bernays publie un très bon livre intitulé Propagande (la première congrégation de propagande vient de l’Eglise catholique, créée par Grégoire XV en 1622) où le plus normalement et le plus cyniquement du monde il dévoile ce qu’est la démocratie américaine moderne : un simple système de contrôle des foules à l’aide de moyens perfectionnés et primaires à la fois ; et une oligarchie, une cryptocratie plutôt où le sort de beaucoup d’hommes, pour prendre une formule célèbre, dépend d’un tout petit nombre de technocrates et de faiseurs d’opinion. C’est Bernays qui a imposé la cigarette en public pour les femmes ou le bacon and eggsau petit déjeuner par exemple : dix ans plus tard les hygiénistes nazis, aussi forts que lui en propagande (et pour cause, ils le lisaient) interdisent aux femmes de fumer pour raisons de santé. Au cours de la seconde guerre mondiale il travaille avec une autre cheville ouvrière d’importance, Walter Lippmann. 

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Avec un certain culot Bernays dévoile les arcanes de notre société de consommation. Elle est conduite par une poignée de dominants, de gouvernants invisibles. Rétrospectivement on trouve cette confession un rien provocante et –surtout – imprudente. A moins qu’il ne s’agît à l’époque pour ce fournisseur de services d’épater son innocente clientèle américaine ?

“Oui, des dirigeants invisibles contrôlent les destinées de millions d'êtres humains. Généralement, on ne réalise pas à quel point les déclarations et les actions de ceux qui occupent le devant de la scène leur sont dictées par d'habiles personnages agissant en coulisse.”

Bernays reprend l’image fameuse de Disraeli dans Coningsby: l’homme-manipulateur derrière la scène. C’est l’image du parrain, en fait un politicien, l’homme tireur de ficelles dont l’expert russe Ostrogorski a donné les détails et les recettes dans son classique sur les partis politiques publié en 1898, et qui est pour nous supérieur aux Pareto-Roberto Michels. Nous sommes dans une société technique, dominés par la machine (Cochin a récupéré aussi l’expression d’Ostrogorski) et les tireurs de ficelles, ou wire-pullers (souvenez-vous de l’affiche du Parrain, avec son montreur de marionnettes) ; ces hommes sont plus malins que nous, Bernays en conclut qu’il faut accepter leur pouvoir. La société sera ainsi plus smooth. On traduit ?

Comme je l’ai dit, Bernays écrit simplement et cyniquement. On continue donc:

“Les techniques servant à enrégimenter l'opinion ont été inventées puis développées au fur et à mesure que la civilisation gagnait en complexité et que la nécessité du gouvernement invisible devenait de plus en plus évidente.”

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La complexité suppose des élites techniques, les managers dont parle Burnham dans un autre classique célèbre (l’ère des managers, préfacé en France par Léon Blum en 1946). Il faut enrégimenter l’opinion, comme au cours de la première guerre mondiale, qui n’aura servi qu’à cela : devenir communiste, anticommuniste, nihiliste, consommateur ; comme on sait le nazisme sera autre chose, d’hypermoderne, subtil et fascinant, avec sa conquête spatiale et son techno-charisme – modèle du rock moderne (lisez ma damnation des stars). 

L’ère des masses est aussi très bien décrite – mais pas comprise – par Ortega Y Gasset (il résume tout dans sa phrase célèbre ; « les terrasses des cafés sont pleines de consommateurs »…). Et cette expression, ère des masses, traduit tristement une standardisation des hommes qui acceptent humblement de se soumettre et de devenir inertes (Tocqueville, Ostrogorski, Cochin aussi décrivaient ce phénomène).

“Nous acceptons que nos dirigeants et les organes de presse dont ils se servent pour toucher le grand public nous désignent les questions dites d'intérêt général ; nous acceptons qu'un guide moral, un pasteur, par exemple, ou un essayiste ou simplement une opinion répandue nous prescrivent un code de conduite social standardisé auquel, la plupart du temps, nous nous conformons.” 

Pour Bernays bien sûr on est inerte quand on résiste au système oppressant et progressiste (le social-corporatisme dénoncé dans les années 80 par Minc & co).

La standardisation décrite à cette époque par Sinclair Lewis dans son fameux Babbitt touche tous les détails de la vie quotidienne : Babbitt semble un robot humain plus qu’un chrétien (il fait son Church-shopping à l’américaine d’ailleurs), elle est remarquablement rendue dans le cinéma comique de l’époque, ou tout est mécanique, y compris les gags. Bergson a bien parlé de ce mécanisme plaqué sur du vivant. Il est favorisé par le progrès de la technique :

« Il y a cinquante ans, l'instrument par excellence de la propagande était le rassemblement public. À l'heure actuelle, il n'attire guère qu'une poignée de gens, à moins que le programme ne comporte des attractions extraordinaires. L'automobile incite nos compatriotes à sortir de chez eux, la radio les y retient, les deux ou trois éditions successives des quotidiens leur livrent les nouvelles au bureau, dans le métro, et surtout ils sont las des rassemblements bruyants. »

La capture de l’esprit humain est l’objectif du manipulateur d’opinion, du spécialiste en contrôle mental, cet héritier du magicien d’Oz.

“La société consent à ce que son choix se réduise aux idées et aux objets portés à son attention par la propagande de toute sorte. Un effort immense s'exerce donc en permanence pour capter les esprits en faveur d'une politique, d'un produit ou d'une idée.”

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Concernant la première guerre mondiale, Bernays “révise” simplement l’Histoire en confiant que la croisade des démocraties contre l’Allemagne s’est fondée sur d’habituels clichés et mensonges ! Il a d’autant moins de complexes que c’est lui qui a mis cette propagande au point…

“Parallèlement, les manipulateurs de l'esprit patriotique utilisaient les clichés mentaux et les ressorts classiques de l'émotion pour provoquer des réactions collectives contre les atrocités alléguées, dresser les masses contre la terreur et la tyrannie de l'ennemi. Il était donc tout naturel qu'une fois la guerre terminée, les gens intelligents s'interrogent sur la possibilité d'appliquer une technique similaire aux problèmes du temps de paix.”

On n'a jamais vu un cynisme pareil. Machiavel est un enfant de chœur. La standardisation s’applique bien sûr à la politique. Il ne faut pas là non plus trop compliquer les choses, écrit Bernays. On a trois poudres à lessive pour laver le linge, qui toutes appartiennent à Procter & Gamble (les producteurs de soap séries à la TV) ou à Unilever ; et bien on aura deux ou trois partis politiques, et deux ou trois programmes simplifiés !

Bernays reprend également l’expression demachinede Moïse Ostrogorski (voir notre étude sur ce chercheur russe, qui disséqua et désossa l'enfer politique américain), qui décrit l’impeccable appareil politique d’un gros boss. La machine existe déjà chez le baroque Gracian. Ce qui est intéressant c’est de constater que la mécanique politique – celle qui a intéressé Cochin - vient d’avant la révolution industrielle. Le mot industrie désigne alors l’art du chat botté de Perrault, celui de tromper, d’enchanter – et de tuer ; l’élite des chats bottés de la politique, de la finance et de l’opinion est une élite d’experts se connaissant, souvent cooptés et pratiquant le prosélytisme. Suivons le guide :

“Il n'en est pas moins évident que les minorités intelligentes doivent, en permanence et systématiquement, nous soumettre à leur propagande. Le prosélytisme actif de ces minorités qui conjuguent l'intérêt égoïste avec l'intérêt public est le ressort du progrès et du développement des États-Unis. Seule l'énergie déployée par quelques brillants cerveaux peut amener la population tout entière à prendre connaissance des idées nouvelles et à les appliquer.”

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Comme je l’ai dit, cette élite n’a pas besoin de prendre de gants, pas plus qu’Edouard Bernays. Il célèbre d’ailleurs son joyeux exercice de style ainsi :

“Les techniques servant à enrégimenter l'opinion ont été inventées puis développées au fur et à mesure que la civilisation gagnait en complexité et que la nécessité du gouvernement invisible devenait de plus en plus évidente.”

La démocratie a un gouvernement invisible qui nous impose malgré nous notre politique et nos choix. Si on avait su…

Après la Guerre, Bernays inspire le méphitique Tavistock Institute auquel Daniel Estulin a consacré un excellent et paranoïaque ouvrage récemment.

Mais en le relisant, car cet ouvrage est toujours à relire, je trouve ces lignes définitives sur l'organisation conspirative de la vie politique et de ses partis :

« Le gouvernement invisible a surgi presque du jour au lendemain, sous forme de partis politiques rudimentaires. Depuis, par esprit pratique et pour des raisons de simplicité, nous avons admis que les appareils des partis restreindraient le choix à deux candidats, trois ou quatre au maximum. »

Et cette conspiration était n'est-ce pas très logique, liée à l’esprit pratique et à la simplicité :

« Les électeurs américains se sont cependant vite aperçus que, faute d'organisation et de direction, la dispersion de leurs voix individuelles entre, pourquoi pas, des milliers de candidats ne pouvait que produire la confusion ». 

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Pour le grand Bernays il n'y a de conspiration que logique. La conspiration n'est pas conspirative, elle est indispensable. Sinon tout s'écroule. L'élite qu'il incarne, et qui œuvre d'ailleurs à l’époque de Jack London, ne peut pas ne pas être. Et elle est trop souple et trop liquide pour se culpabiliser. N'œuvre-t-elle pas à la réconciliation franco-allemande après chaque guerre qu'elle a contribué à déclencher, et que la Fed a contribué à financer au-delà des moyens de tous ?

Elle est aussi innocente que l'enfant qui vient de naître.

Un qui aura bien pourfendu Bernays sans le savoir dans ses pamphlets est Louis-Ferdinand Céline. Sur la standardisation par exemple, voici ce qu’il écrit :

« Standardisons! le monde entier! sous le signe du livre traduit! du livre à plat, bien insipide, objectif, descriptif, fièrement, pompeusement robot, radoteur, outrecuidant et nul. »

Et d’ajouter sur un ton incomparable et une méchanceté inégalable :

« le livre pour l'oubli, l'abrutissement, qui lui fait oublier tout ce qu'il est, sa vérité, sa race, ses émotions naturelles, qui lui apprend mieux encore le mépris, la honte de sa propre race, de son fond émotif, le livre pour la trahison, la destruction spirituelle de l'autochtone, l'achèvement en somme de l'œuvre bien amorcée par le film, la radio, les journaux et l'alcoolisme. »

La standardisation (j’écris satan-tardisation…) rime avec la mort (mais n’étions-nous pas morts avant, cher Ferdinand ? Vois Drumont, Toussenel même, ce bon Cochin, ce génial Villiers…). Le monde est mort, et on a pu ainsi le réifier et le commercialiser ;

« Puisque élevés dans les langues mortes ils vont naturellement au langage mort, aux histoires mortes, à plat, aux déroulages des bandelettes de momies, puisqu'ils ont perdu toute couleur, toute saveur, toute vacherie ou ton personnel, racial ou lyrique, aucun besoin de se gêner! Le public prend ce qu'on lui donne. Pourquoi ne pas submerger tout! simplement, dans un suprême effort, dans un coup de suprême culot, tout le marché français, sous un torrent de littérature étrangère? Parfaitement insipide?... »

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Divaguons sur ce thème de la civilisation mortelle – et sortons du Valéry pour une fois. A la même époque Drieu la Rochelle écrivait dans un beau libre préfacé par Halévy, Mesure de la France :

« Il n'y a plus de conservateurs, de libéraux, de radicaux, de socialistes. Il n'y a plus de conservateurs, parce qu'il n'y a plus rien à conserver. Religion, famille, aristocratie, toutes les anciennes incarnations du principe d'autorité, ce n'est que ruine et poudre. »

Puis Drieu enfonce plus durement le clou (avait-il déjà lu Guénon ?) :

« Tous se promènent satisfaits dans cet enfer incroyable, cette illusion énorme, cet univers de camelote qui est le monde moderne où bientôt plus une lueur spirituelle ne pénétrera. »

Le gros shopping planétaire est mis en place par la matrice américaine, qui va achever de liquider la vieille patrie prétentieuse :

« Il n'y a plus de partis dans les classes, plus de classes dans les nations, et demain il n'y aura plus de nations, plus rien qu'une immense chose inconsciente, uniforme et obscure, la civilisation mondiale, de modèle européen. »

Drieu affirme il y a cent ans que le catholicisme romain est zombie :

« Le Vatican est un musée. Nous ne savons plus bâtir de maisons, façonner un siège où nous y asseoir. A quoi bon défendre des banques, des casernes, et les Galeries Lafayette ? »

Enfin, vingt ans avant Heidegger ou Ellul, Drieu désigne la technique et l’industrie comme les vrais conspirateurs :

« Il y aura beaucoup de conférences comme celle de Gênes où les hommes essaieront de se guérir de leur mal commun : le développement pernicieux, satanique, de l'aventure industrielle. »

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Revenons à Céline, qui avec ferveur et ire dépeint la faune nouvelle de l’art pour tous :

« Les grands lupanars d'arts modernes, les immenses clans hollywoodiens, toutes les sous-galères de l'art robot, ne manqueront jamais de ces saltimbanques dépravés... Le recrutement est infini. Le lecteur moyen, l'amateur rafignolesque, le snob cocktailien, le public enfin, la horde abjecte cinéphage, les abrutis-radios, les fanatiques envedettés, cet international prodigieux, glapissant, grouillement de jobards ivrognes et cocus, constitue la base piétinable à travers villes et continents, l'humus magnifique le terreau miraculeux, dans lequel les merdes publicitaires vont resplendir, séduire, ensorceler comme jamais. »

Et de conclure avec son habituelle outrance que l’époque de l’inquisition et des gladiateurs valait bien mieux :

« Jamais domestiques, jamais esclaves ne furent en vérité si totalement, intimement asservis, invertis corps et âmes, d'une façon si dévotieuse, si suppliante. Rome? En comparaison?... Mais un empire du petit bonheur! une Thélème philosophique! Le Moyen Age?... L'Inquisition?... Berquinades! Epoques libres! d'intense débraillé! d'effréné libre arbitre! le duc d'Albe? Pizarro? Cromwell? Des artistes! »

Dans son très bon livre sur Spartacus, l’écrivain juif communiste Howard Fast établit lui aussi un lien prégnant entre la décadence impériale et son Amérique ploutocratique. C’est que l’homme postmoderne et franchouillard a du souci à se faire (ce que Léon Bloy nommait sa capacité bourgeoise à avaler – surtout de la merde) :

« Plus c'est cul et creux, mieux ça porte. Le goût du commun est à ce prix. Le "bon sens" des foules c'est : toujours plus cons. L'esprit banquiste, il se finit à la puce savante, achèvement de l'art réaliste, surréaliste. Tous les partis politiques le savent bien. Ce sont tous des puciers savants. La boutonneuse Mélanie prend son coup de bite comme une reine, si 25.000 haut-parleurs hurlent à travers tous les échos, par-dessus tous les toits, soudain qu'elle est Mélanie l'incomparable... Un minimum d'originalité, mais énormément de réclame et de culot. L'être, l'étron, l'objet en cause de publicité sur lequel va se déverser la propagande massive, doit être avant tout au départ, aussi lisse, aussi insignifiant, aussi nul que possible. La peinture, le battage-publicitaire se répandra sur lui d'autant mieux qu'il sera plus soigneusement dépourvu d'aspérités, de toute originalité, que toutes ses surfaces seront absolument planes. Que rien en lui, au départ, ne peut susciter l'attention et surtout la controverse. » 

Et comme s’il avait lu et digéré Bernays Céline ajoute avec le génie qui caractérise ses incomparables pamphlets :

« La publicité pour bien donner tout son effet magique, ne doit être gênée, retenue, divertie par rien. Elle doit pouvoir affirmer, sacrer, vociférer, mégaphoniser les pires sottises, n'importe quelle himalayesque, décervelante, tonitruante fantasmagorie... à propos d'automobiles, de stars, de brosses à dents, d'écrivains, de chanteuses légères, de ceintures herniaires, sans que personne ne tique... ne s'élève au parterre, la plus minuscule naïve objection. Il faut que le parterre demeure en tout temps parfaitement hypnotisé de connerie. 

Le reste, tout ce qu'il ne peut absorber, pervertir, déglutir, saloper standardiser, doit disparaître. C'est le plus simple. Il le décrète. Les banques exécutent. Pour le monde robot qu'on nous prépare, il suffira de quelques articles, reproductions à l'infini, fades simulacres, cartonnages inoffensifs, romans, voitures, pommes, professeurs, généraux, vedettes, pissotières tendancieuses, le tout standard, avec énormément de tam-tam d'imposture et de snobisme La camelote universelle, en somme, bruyante, juive et infecte... »

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Et de poursuivre sa belle envolée sur la standardisation :

« Le Standard en toutes choses, c'est la panacée. Plus aucune révolte à redouter des individus pré-robotiques, que nous sommes, nos meubles, romans, films, voitures, langage, l'immense majorité des populations modernes sont déjà standardisés. La civilisation moderne c'est la standardisation totale, âmes et corps. »

La violence pour finir :

« Publicité ! Que demande toute la foule moderne ? Elle demande à se mettre à genoux devant l'or et devant la merde !... Elle a le goût du faux, du bidon, de la farcie connerie, comme aucune foule n'eut jamais dans toutes les pires antiquités... Du coup, on la gave, elle en crève... Et plus nulle, plus insignifiante est l'idole choisie au départ, plus elle a de chances de triompher dans le cœur des foules... mieux la publicité s'accroche à sa nullité, pénètre, entraîne toute l'idolâtrie... Ce sont les surfaces les plus lisses qui prennent le mieux la peinture. »

Céline est incomparable quand il s’attaque à la foule, discutable quand il reprend le lemme du juif comme missionnaire du mal dans le monde moderne. Mais c’est cette folie narrative qui crée la tension géniale de son texte. De toute manière, ce n’est pas notre sujet. Et puis c’est Disraeli et c’est Bernays qui ont joué à l’homme invisible un peu trop visible. Comme dit Paul Johnson dans sa fameuse Histoire des Juifs (p. 329): “Thus Disraeli preached the innate superiority of certain races long before the social Darwinists made it fashionable, or Hitler notorious.”

Bibliographie:

Nicolas Bonnal – Littérature et conspiration (Dualpha, Amazon.fr)

Frédéric Bernays/Normand Baillargeon – Propagande

Céline – Bagatelles…

Drieu la Rochelle – Mesure de la France

Johnson (Paul) – A History of the Jews

 

lundi, 26 septembre 2022

Le récit romanesque comme relation "dialogique" au réel: l'exemple des Brumes de Groningue

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Le récit romanesque comme relation "dialogique" au réel: l'exemple des Brumes de Groningue
 
On doit au Russe Michael Bakhtine l'idée que le roman se distingue de l'Histoire par la pluralité des interprétations, idée lumineuse que le roman est dans son essence, "dialogique" et non "monologique". Ainsi, les faits historiques se retrouvent au centre ou en marge de la trame narrative du roman traversés par une polyphonie de sens qui transcende la scientificité de l'Histoire. Pendant la lecture, certains récits scintillent de "moments de vérité" qui féconde l'imaginaire du lecteur, le tient attaché à la page ; c'est là le sceau d'un "bon" sinon d'un "grand" roman, celui dont les lignes affectives réinvente une aventure du sens. Pour prendre un exemple emblématique, on peut dire que le retour de Napoléon est plus "vrai" entre les pages de La Semaine Sainte de Louis Aragon qu'entre celles de n'importe quelle histoire officielle ; on y découvre une couleur, un paysage, des personnages à travers lesquels les histoires respirent, et non l'Histoire avec un grand H. 
 
Cette vision de la littéraire (bien plus qu'une simple théorie) m'a incité à imaginer ce que pourrait être la descendance d'un grand auteur français fusillé à la Libération. Une descendance comme symbole d'une fécondité refusée. Il en résulte une intrigue surprenante, celle que j'ai mis en scène entre les pages des Brumes de Groningue au cours de ce récit nouvellement publié aux Editions Les Impliqués.
 
L'ouvrage commence comme un récit de voyage: "Un soir d'hiver, un fermier de la lointaine Groningue (ville des Pays-Bas) ouvre sa porte à un cycliste au long cours visiblement égaré dans les brumes de la vaste plaine. La méfiance initiale fait peu à peu place à une certaine complicité quand notre hôte, taciturne et discret, apprend à domestiquer les questions du voyageur impétueux". Ce récit placé sur le thème de la rencontre inopinée se double ensuite d'une fiction narrative lorsque le visiteur découvre, à l'aune d'un faisceau d'indices, un secret de famille remontant à la seconde guerre mondiale. Du coup, une enquête mettant en scène des personnages des environs conduit à éclaircir ce secret dont le poids s'estompe à l'instar de la brume matinale qui se dissout peu à peu dans le paysage.
 
Vous pouvez entrer dans ce récit captatif en cliquant sur l'onglet LIRE UN EXTRAIT de la plage suivante :
 
Cet ouvrage sera présenté lors de la table ronde organisée au château de Trouville (Normandie) le 9 octobre, puis à la "Fête du Pays Réel" de Rungis (Paris) le 19 novembre 2022. Contact : fredericandreu@yahoo.fr
 

samedi, 24 septembre 2022

Cinquantième anniversaire de la mort d'Henry de Montherlant

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Cinquantième anniversaire de la mort d'Henry de Montherlant

"La liberté existe toujours. Elle n'en paie que le prix". 

Par Eduardo Nuñez

Source: https://www.tradicionviva.es/2022/09/22/50-aniversario-de-la-muerte-de-henry-de-montherlant/?fbclid=IwAR2pDQowh7lp6hSpFz_UsAAi2s0CmoVtjiFtOmT3mczvOR8WKlhHqNCTPrQ

Henry de Montherlant était un romancier, essayiste, dramaturge et universitaire français d'origine catalane, et l'un des meilleurs écrivains de langue française du 20ème siècle.

Il est né à Paris le 20 avril 1895. Issu d'une famille noble et aristocratique, il a été éduqué dans un élitisme influencé par Maurice Barrès et Nietzsche, et était un ardent nationaliste et sportif qui combinait les valeurs du paganisme et de la religion chrétienne.

Sa principale contribution à la littérature française est un cycle de quatre romans élégamment écrits, qui expriment des analyses intérieures. Sa renommée en tant que dramaturge repose sur ses nombreux drames historiques, dont "Malatesta" (1946), "Le Maître de Santiago" (1947) et "Port-Royal" (1954).

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Montherlant a combattu pendant la Première Guerre mondiale, une expérience qu'il a retranscrite dans son roman "Songe". Se consacrant au théâtre et aux essais, il a joué plusieurs pièces à succès telles que "La reine morte" (1934) et "La Ville dont le prince est un enfant", qui a été transformée en pièce télévisée en 1997.

De son expérience communautaire, religieuse et amicale à l'école Sainte-Croix de Neuilly, sont nés Relève du matin (1920), La ville dont le prince est un enfant (1951) et Les garçons (1969). Mobilisé en 1916, blessé au combat et décoré, son roman autobiographique Songe (1922) est une exaltation de l'héroïsme et de la fraternité. Dans ses œuvres ultérieures, Les bestiaires (1926), Les olympiques (1924), Aux fontaines du désir (1927), La petite infante de Castille (1929), etc., on retrouve le même esprit héroïque et fraternel que pendant la guerre, jusqu'à ce que son roman Les jeunes filles (1936-1939), mélange de tyrannie possessive et de renoncement, d'intégrité et d'amoralité, déclare ouvertement sa misogynie.

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À partir des années 1940, au sommet de sa maturité intellectuelle et de sa maîtrise de la langue, le théâtre occupe une place prépondérante dans sa production littéraire. De plus, la demande qu'il reçoit de la Comédie-Française d'adapter une comédie de l'âge d'or espagnol - il opte pour Reinar después de morir de Vélez de Guevara - confirme son intérêt pour les thèmes hispaniques, qui avait commencé avec La petite infante de Castille: La reine morte (1942), Malatesta (1946), Le maître de Santiago (1947), Port-Royal (1954), Don Juan (1958), Le cardinal d'Espagne (1960), etc. Ses œuvres reflètent sa noble éthique d'inspiration romaine, à mi-chemin entre le stoïcisme et le jansénisme, toujours à la recherche d'une esthétique virile et impériale.

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La présence de son œuvre en Espagne commence avec la publication de Las olímpicas (1925), dans une version de Manuel Abril, collaborateur de La Ilustración Española y Americana, avec un prologue d'Antonio Marichalar, et avec Los bestiarios (M., Biblioteca Nueva, 1926), une traduction, ou plutôt une "restitution culturelle", de Pedro Salinas, rééditée en 1979 (M., Alianza). Le roman décrit le monde de la tauromachie et incorpore sa propre terminologie ainsi que des termes dialectaux et d'argot du sud que le traducteur non seulement transcrit, mais explique relativement souvent et tout aussi inutilement. S'il est vrai que la traduction de l'œuvre de Montherlant a commencé dans le premier tiers du 20ème siècle et s'est poursuivie dans les années 1950 avec la parution dans Revista de Occidente (1950) d'un volume de pièces (El maestre de Santiago, Hijo de nadie, Malatesta, La reina muerta et Mañana amanecerá), traduites par Mauricio Torra-Balarí et Fernando Vela, on ne peut pas dire qu'elle ait eu une quelconque influence littéraire, bien que sa figure et son œuvre aient suscité un certain intérêt. Il convient toutefois de mentionner l'attention portée à l'auteur par des publications culturelles de premier plan, telles que la Revista de Occidente et Ínsula, qui ont publié plusieurs articles critiques sur Montherlant, son œuvre et certaines de ses traductions en espagnol.

Les pièces de théâtre transposant des figures emblématiques et des moments exceptionnels de l'Espagne du 16ème siècle ont bénéficié d'une attention particulière en tant que traductions : La reina muerta, dans une "version espagnole" de Fernando Díaz-Plaja (San Sebastián, Alfil, 1959 ; rééd. B., Círculo de Lectores, 1973), El cardenal de España (M., Aguilar, 1962), traduit par le dramaturge Joaquín López Rubio. Ces versions alternaient avec les premières de pièces telles que La ciudad en la que reina un niño (1973) et La reina muerta (1995). Il en va de même pour les récits à caractère nostalgique, libertaire ou anarchique : M.ª Luisa Gefaell a traduit, avec succès éditorial (1974, 3e éd.), El caos y la noche (B. Noguer, 1964), et Josep Palàcios a traduit l'œuvre en catalan, El caos i la nit (B., Proa, 1965). Il existe une édition de Mi jefe es un asesino (B., Noguer, 1972), traduit par Ana Inés Bonnín, de La rosa de arena (B., Seix Barral, 1975), traduit par José Escué, et une autre de Las olímpicas (Círculo de Lectores, 1979), traduit par Carlos Manzano. Dans les années 80, de nouvelles versions de certaines œuvres déjà publiées - Las olímpicas de Jorge de Lorbar (B., Nuevo Arte Thor, 1983) - ont été publiées à nouveau, ou traduites pour la première fois : Don Juan et Hijo de nadie de Mauro Armiño (M., Cátedra, 1989).

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Membre de l'Académie française depuis 1960, Henry de Montherlant est l'un des grands écrivains de la littérature française contemporaine. Son œuvre prolifique nous montre un culte païen de l'action et de l'audace. "Les Olympiques" - l'œuvre préférée de Montherlant - fait l'éloge du sport, de la volonté et de la camaraderie. C'est un hymne à la jeunesse et à l'effort, dont la lecture reste toujours actuelle et jeune.

Montherlant s'est suicidé à l'âge de 77 ans le 21 septembre 1972 car, pour lui, "il s'agit moins d'avoir une vie que d'avoir une vie supérieure".

Eduardo Núñez

jeudi, 15 septembre 2022

Parution du numéro 454 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 454 du Bulletin célinien

2022-09-Cover.jpgSommaire :

L’épigraphe de Voyage au bout de la nuit (Le chant de la Bérézina)

Entretien avec Jean Guenot (5e et dernière partie) 

Guerre, antérieur à Voyage

Jean-Pierre Maxence, critique de Céline.

De Morandat à Thibaudat

Thibaudat a lâché le morceau cet été :  le détenteur des fameux inédits n’était autre qu’Yvon Morandat (1913-1972), celui que Céline appelle comiquement « mon occupant » puisqu’il emménage dans son appartement, réquisitionné par la Résistance, à la Libération. Ailleurs il évoque « celui qui occupe [s]on lit à Montmartre ». On savait que ce résistant, gaulliste de la première heure, avait placé le mobilier de Céline dans un garde-meuble. Et que celui-ci avait refusé de le récupérer contre le paiement des frais de gardiennage. On savait aussi que l’écrivain n’avait pas tenu à recouvrer ces manuscrits qui n’avaient, disait-il, aucun intérêt pour lui ¹. Ce qui ne l’empêcha pas de se poser en victime de Morandat. Mais se souvenait-il de tout ce qu’il avait laissé ? On ignorait par ailleurs que le nouveau locataire détenait aussi, dans une malle, des documents personnels de Céline dont des lettres, photographies et autres archives privées. C’est l’une des filles du résistant qui, via un ami de la compagne de Thibaudat, lui a remis le tout  à l’aube des  années 80. Il a donc détenu ces inédits  pendant quarante ans.  Il ne s’agissait en aucun cas  de les remettre  à  Lucette  Destouches car c’était « s’exposer à voir des documents gênants pour Céline disparaître ou être interdits de publication. » Il importait aussi de ne pas faire de cadeau à celle qui « avait déployé beaucoup d’efforts pour tenter de gommer l’ignominie antisémite de son époux » [sic].  On comprend aussi qu’il ne fallait pas entacher la mémoire de Morandat que de mauvais esprits eussent pu accuser de recel puisqu’il conserva par-devers lui, outre les manuscrits (que Céline déclina), des documents privés qu’il aurait pu lui remettre en mains propres lorsqu’il le rencontra, au domicile de Pierre Monnier, au début des années cinquante. Quid d’Oscar Rosembly ?  C’est de toute évidence lui qui, en août 1944, subtilisa le manuscrit complet de Casse-pipe (plus de 800 pages, selon Céline), la version cédée par Morandat étant, elle, très lacunaire ².

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Que sont devenus les manuscrits dérobés par Rosembly (car il y aurait aussi la version finale de La volonté du roi Krogold) ?  Les ayants droit comptent-ils s’adresser au petit-fils de Rosembly, journaliste à Marseille,  afin de savoir ce qu’il en est ?  Guère d’espoir de ce côté puisqu’on se souvient qu’il tomba des nues lorsqu’il apprit, l’été précédent, les “exploits” de son grand-père. Comme on le voit, bien des zones d’ombre subsistent et, avec Céline, on n’est pas au bout de nos surprises. Toutes ces péripéties sont d’ailleurs très céliniennes.  De même le fait que cette histoire suscite tant de commentaires imbéciles. Ainsi, à la suite de l’ineffable Roussin, l’ancien journaliste de Libération relève que, dans l’exposition organisée par Gallimard, la médaille militaire de Louis Destouches  a été  exposée  sans que ne fût rappelé  qu’il n’avait plus le droit de la porter par décision de justice. Cette hargne envers un auteur mort il y a 60 ans a quelque chose de fascinant…

• Jean-Pierre THIBAUDAT, « Céline, le trésor retrouvé. La piste Morandat », Mediapart, 10 août 2022. Neuf épisodes ont été publiés au total [https://blogs.mediapart.fr]

  1. (1) « Je les ai aussi ces premières pelures de la suite Casse Pipe… C’est le définitif manuscrit qui a été bouzillé et qu’il [Morandat, ndlr] n’a pas, et la Volonté du Roi Krogold. » (lettre à Pierre Monnier, 2 décembre 1950) mais le trésor recueilli par Thibaudat comprend, comme on le sait, d’autres manuscrits inédits.
  2. (2) Cf. Émile Brami, « Tribune. Céline et les manuscrits perdus : “la piste Rosembly reste sérieuse” », L’Obs, 15 août 2022 [https://www.nouvelobs.com/bibliobs]. 

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vendredi, 26 août 2022

Parution du numéro 453 du Bulletin célinien

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Parution du numéro 453 du Bulletin célinien

Sommaire :

- Céline et Paul Mondain

- Entretien avec Jean Guenot (IV)

- Une conférence sur Céline en 1950

- Chez Lacloche à Nice, 1912

Fin d’un engouement ?

2022-07-08-BC-Cover.jpgDans la dernière “Lettre d’actualité” de la Société des Lecteurs de Céline ¹, Christian Mouquet, qui préside à ses destinées, rappelle ce propos imprudent de Pierre-André Taguieff : « Le culte célinien a eu ses Cinquante Glorieuses. Mais, depuis quelques années, il a de moins en moins d’adeptes. Nous assistons aujourd’hui à la fin d’un engouement soigneusement entretenu par divers milieux culturels, éditoriaux et académiques. » Cette affirmation péremptoire date d’il y a quatre ans. Elle est, une fois encore, démentie par les faits. Avec la parution de Guerre (120.000 exemplaires vendus), Céline fait  un retour fracassant  sur la scène littéraire, adoubé à la fois par la critique et le public. Et le récent colloque de la Société des Études céliniennes a été une indéniable réussite : plus de trente communications, dont la majorité émane de célinistes de la nouvelle génération. Par ailleurs, les « hors-série » consacrées à Céline connaissent un succès de vente notable, tel celui réalisé précisément par Christian Mouquet. Ainsi que la réédition (augmentée de deux nouvelles contributions) de celui qu’avait sorti Le Monde en 2014.  Ce numéro est réalisé par Émile Brami, célinien patenté, et ne peut donc qu’être recommandé. On sera en revanche plus réservé quant à la manière de le vendre. Passons sur les expressions convenues (“porte-voix des idées les plus nauséabondes”, “voyage au bout de la haine”, ô mânes de L’Express de Servan-Schreiber !) pour ne retenir que cette forte déclaration : « Le Monde dresse le portrait de celui qui se  décrivait comme un  “infâme et répugnant saligaud”  [sic] »²  On a là un exemple de malhonnêteté intellectuelle de la plus belle eau.
 

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Céline ne s’est jamais qualifié ainsi. Les lecteurs de Voyage au bout de la nuit auront reconnu une séquence du chapitre de l’Amiral-Bragueton où c’est dans le regard des futurs colonisateurs que Bardamu est perçu comme un « infâme et répugnant saligaud » (le narrateur donne lui-même l’expression entre guillemets). Non seulement Céline ne s’est jamais qualifié comme tel, mais son héros, Bardamu, pas davantage. Cette détestation de l’écrivain s’est encore vérifiée à l’occasion de la parution de Guerre. Face à Frédéric Vitoux qui évoquait l’aspect compassionnel dans l’œuvre, Annick Duraffour affirma qu’elle ne décèle que de la haine, estimant qu’elle préexiste à l’expression de l’antisémitisme³. Philippe Roussin, lui, se déclara choqué que, dans l’exposition Céline (Galerie Gallimard), la médaille militaire et la croix de guerre soient exposées sans que ne soit rappelée l’interdiction, ordonnée en 1950 par la Justice, de porter ces décorations ! Et de constater qu’on essaye de réinstaller « à toute force » [sic] Céline comme grand écrivain national, voyant, dans le tapage médiatique fait autour de la parution de Guerre, « un rattrapage de la commémoration ratée de 2011 »4. On aura compris qu’il s’en désole. Pierre Assouline, lui, a pertinemment commenté les crispations survenues à l’occasion de cette parution : « Ce livre plaira d’autant moins aux habituels contempteurs de l’écrivain qu’en émerge le portrait d’un pacifiste traumatisé et non celui, tellement plus pratique à écarter du canon littéraire, d’un antisémite pathologique. »5
  1. 1) « Le mot du Président » [“Céline’s bizeness”] in Lettre d’actualité de la SLC, n° 8, 28 juin 2022.
  2. 2) Publicité pour le hors-série « Céline. L’imprécateur », parue notamment le 25 juin 2002 dans Le Monde.
  3. 3) Émission « Europe Soir – Week-end » de Pierre de Vilno : “Faut-il lire Céline ? Peut-on lire Céline ?”. Europe 1, 18 juin 2022.
  4. 4) Émission « Culture » de Valérie Abécassis. I24News [Tel-Aviv], 21 mai 2022.
  5. 5) « Guerre et la guerre, clés de Louis-Ferdinand Céline », La République des livres, 28 mai 2022.